Croyez-vous en Dieu? non. Pourquoi? à cause de la souffrance. Eh bien, à cause de la souffrance, j’y crois. O misérables, comprenez la divinité de la misère. Misérables signifie vénérable. Dans l’orient les insensés sont sacrés; ils ont le ciel en eux; l’idiot sourd-muet est un noyé de l’inspiration. Le souffle d’en haut l’a englouti. Le foudroyé est sanctifié. Souffrir, c’est mériter. Tertullien appelle les prisonniers et les esclaves, les préférés, praelati. Là où il y a un misérable, la survenue auguste d’un dieu est toujours possible. Les transfigurations sont voisines des ensevelissements. Dans toute infortune il y a le calvaire. Une reine des légendes, prise de miséricorde pour un lépreux, le mit dans son lit; le mari entra l’épée haute, furieux de l’adultère, arracha le drap, et, dans ce lit, là où le mari croyait trouver un homme, là où la femme avait mis un lépreux, tous deux virent le corps sanglant et radieux de Jésus-Christ.
Commençons donc par l’immense pitié. Le philosophe se tient debout devant les forts et les heureux, regarde fixement le succès, fait face au triomphe, nie l’évidence de la couronne de lauriers, dédaigne le côté velours des trônes, gratte de l’ongle les dorures, plisse la lèvre pendant les acclamations, pèse Allexandre et Napoléon, quot libras in duce summo?1 discute le pharaon, le padischah et le czar, a les genoux ankylosés devant la toute-puissance, déclare la guerre à la haine, tire l’idée contre le glaive, souffle superbement la révolte en présence des préjugés, des superstitions et des fanatismes, et dit à toutes les misères: mes soeurs.
Vouloir la fin d’un certain ordre de calamités, est-ce donc une démence? nullement. Voir les misères avec un regard tout ensemble de soulagement et de destruction; en panser le cancer dans l’individu, en extirper le virus dans la société, telle est l’utopie acceptable. Nous défions qui que ce soit de dire non; nous en défions même ces grans fous sérieux qui s’appellent complaisamment les sages.
Danaé étant donnée, peut-on faire un meilleur emploi de la pluie d’or? oui, il n’y a qu’à supprimer Jupiter.
La source est viciée; l’irrigation dévie; ce qui devrait féconder ravage. Surveillez ce qui descend des hauteurs, ayez pitié des bas-fonds. Mettez le juste dans vos lois, le bon dans vos moeurs, le vrai dans vos croyances, le beau dans vos arts. Que les grands exemples viennent d’en haut.
Que le juge soit un penseur: que le penseur soit un juge. Avant de condamner qui que ce soit, examinez-vous. Ayez en vous une sellette pour vous. Les meilleurs font tous les jours au mal des péages mystérieux. Un cercle de l’enfer répond à chacune des sept actions quotidiennes du sage. Se penser à faux poids est une douce habitude; mais à force de fausser ainsi la balance intérieure, on perd la sérénité intime, cette suprême assurance du juste. Le premier des bons ménages est celui qu’on fait avec sa conscience. Tâchez d’être heureux en dedans. Et avant tout, ne soyez pas sévères pour les fautes d’en face. En attendant que vous soyez irréprochables, soyez indulgents. Poutre, amnistie la paille.
Considérez-vous, scrutez-vous, questionnez-vous. Commencez l’interrogatoire par mettre sur le tabouret vos propres perfections. D’un certain mépris de vous-même naîtra la pitié pour autrui.
La femme se dira: si je n’avais pas dix mille livres de rente? l’homme se dira: si j’étais sans pain? Et ceux qui châtient ne frapperont plus; et ceux qui méprisent ne cracheront plus. Qui sait? dans la faute d’un autre, on reconnaîtra peut-être sa propre maladie. Alors il y aura sur les sommets un frémissement salutaire.
L’examen que nous faisons de nous-mêmes doit s’armer d’une loupe. Ne craignons pas les forts grossissements. Un peu de modestie vraie en naîtra; il n’y aura pas grand mal. Ajoutons donc à notre prunelle intérieure une bonne lentille bien grossissante. Autrement, nous ne saurions réellement point ce qu’il y a dans notre âme.
On est stupéfait des monstres que le microscope trouve dans l’eau la plus claire et dans la conscience la plus limpide.
Je vous entends d’ici murmurer: il a déjà fait ces recommandations-là tout à l’heure. Ah! vous vous plaignez des répétitions. Le clou qu’on enfonce aussi.
Je continue.
Les égoïsmes sont de plusieurs genres et ont, selon le cas, des ramages différents.
Il y a un égoïsme qui regarde les martyrs et qui dit: ce sont des insensés. Gare! Ils se dévouent. A quoi bon? qui est-ce qui le leur demande? à qui en veulent-ils? Pourquoi ce goût d’être bannis, fouettés, conspués, suppliciés? de quel droit meurent-ils, cela nous dérange. Ils font cela par devoir, disent-ils. Belle folie! où mettent-ils leur bon sense? des gens qui pourraient vivre tranquilles! encore s’ils ne nuisaient qu’à eux-mêmes! mais il suffit d’avoir été salué par eux pour être suspect. J’ai connu celui-ci, et en se faisant persécuter, en se faisant emprisonner, en se faisant bannir, en sefaisant mettre à mort, il me compromet. Par Jupiter! laissons-les passer. Prenons garde aux éclaboussures de leur sang. Abritons-nous de façon à ne pas être atteints par leur malheur. Le tonneau de Régulus roule2. Otons-nous de devant.
Un autre égoïsme regarde les pauvres et dit: Ecartons-nous. Ces êtres ont la peste. On devrait mettre un drapeau noir sur une famille qui a faim. Cela mord. Tous les vices leur font une lèpre à la face. Gare! ce sont des gueux.
Et là où l’on devrait adhérer, on déserte. Là où l’on devrait secourir, on accable.
La prospérité est capiteuse. C’est un bon vin dont l’ivresse est mauvaise. Quand donc ceux qui vivent dans leur moi comprendront-ils que l’égoïsme ne donne pas un bon étourdissement? Soyez heureux, ne soyez point béat.
Il faut, quand on est en haut, savoir ne pas être heureux avec négligence. Cette funeste négligence inconsciente des heureux cause, sans le vouloir et par inertie, d’affreux malheureux au-dessous d’eux.
L’excès de jouissance dans une région engendre dans l’autre région un vide qui se remplit avec de la souffrance. Le trop en haut produit le moins en bas. Les heureux doivent craindre d’exiger du sort trop de bonheur. La prostitution, le vol, les miasmes, les haillons, les ulcères, sont les réponses à de certaines demandes exagérées de félicité.
Redoutable phénomène et digne d’attention, que cette production des enfers par les paradis! le milliard dépensé à Versailles a fait manger de l’herbe dans les champs et ronger des os dans les cimetières, aux petits enfants. Les dérivations sont étranges et infinies dans l’ordre moral. La solution de continuité est une expression purement abstraite et n’existe nulle part. Ce qui est distant pour notre prunelle grossière adhère dans l’invisible. Vous ne vous douteze guère qu’il y a connexité entre ce qui se passe dans votre for intérieur et ce qui se passe dans le grenier de votre maison. L’examen de vous-même que vous faites ou que vous ne faites point est étroitement lié au pain que le pauvre aura ou n’aura pas. L’étincelle morale réveillée dans votre âme allumera du feu au-dessus de votre tête dans une mansarde. Quand il y aura plus de conscience ici, il y aura moins de malheur là.
89 ne sera compris et exécuté que lorsque la dernière guenille aura disparu. Tant qu’il y a eu des sujets, les misérables étaient, pour ainsi dire, de droit; mais là où il n’y a que des citoyens, il ne peut plus y avoir de misérables. La Révolution française, en biffant la fausse aristocratie et en promulguant l’égalité, ne diminue pas l’homme, mais l’augmente. Le peuple, grandi dans l’individu et dignifié dans le citoyen, voilà le but de 1789.
Les philosophes démocrates n’ont pas pour objet, en affirmant l’égalité, de prouver la roture de l’homme; mais sa divinité. La déclaration des droits de l’homme est une sublime lettre de noblesse. L’élévation des multitudes à la dignité des nations, l’élévation des nations à la dignité de l’humanité; tel est le programme immédiat de la civilisation. Or, pour réaliser ce programme, la première condition c’est l’abolition de tous les esclavages. La misère en est un. Supprimer la Misère, quel but splendide pour l’unanimité!
1 Quel est le poids, la puissance du plus grand chef?
2 Marcus-Atilius Régulus, vaincu par les Carthaginois près de Tunis et fait par eux prisonnier, fut envoyé à Rome pour proposer la conclusion de la paix. Or il donna au Sénat un conseil contraire. Retourné à Carthage, pour y reprendre sa place de prisonnier, comme il l’avait promis, il aurait été selon plusieurs historiens soumis à de cruels supplices. On en a mentionné plusieurs dont l’un aurait été d’enfermer Régulus dans un tonneau de bois hérissé de pointes de fer. Mais le fait est douteux. Des historiens aussi sérieux que Polybe et Diodore de Dicile qui parlent longuement de Régulus ne le relatent pas.
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