Matière à réflexions, et pour revenir au point de vue général s les conditions où l’ordre social l’accepte, est mineure dans les conditions où l’ordre social la rejette, elle est infâme Vénérée ou conspuée. On pourrait presque dire que la femme est hors la loi. Or, la femme, c’est notre mère.
Digne de pitié dans les deux cas; digne aussi de respect. Quoi, même rejetée, même infame! Oui, puisque cette infamie est plutôt notre fait que le sien; oui, puisque cette infamie est une résultante de sa faiblesse. Il y a dans le vieux monde tel qu’il est un déchaînement de forces qui toutes tendent à courber la femme. Un vent de colère et d’aveuglement souffle sur elle. Cette tête baisée de la femme nous accuse. Son infamie est notre opprobre. La femme a cette marque, qui ne prouve rien que notre violence et sa misère. C’est le pli du roseau sous l’ouragan.
Tous tant que nous sommes, ces redoutables problèmes nous touchent; par égoïsme, ayons pitié; notre devoir, à nous civilisation, est de les aborder nettement, de les soumettre au travail, incessant du progrès, et de faire perpétuellement effort sur tous les points réfractaires à la solution. Ne vous le dissimulez point, la femme tachée gagne la société tout entière. Elargissement de la goutte d’huile.
Cette immense fille publique qui va du haut en bas de la civilisation, qui, au-dessus de nos têtes s’appelle Isabeau de Bavière et au-dessous de nos talons Fanchon la Cogne, cette géante du vice, avec son lugubre sobriquet: Joie, est-ce que ce n’est pas épouvantable?
L’accablement de la fille du peuple sous l’Ananké social est particulièrement poignant. La fille du peuple qui se livre est une vaincue. Sous toutes ces mains de fer qui la saisissent, elle est si peu libre qu’elle est presque irresponsable. Elle a droit de se redresser, et de demander compte, et de recracher l’ignominie à la face de la fatalité; elle a droit de mettre le mépris public en accusation devant Dieu. Elle garde dans sa dégradation on ne sait quelle sinistre innocence.
Il y a du sacrifice humain dans la prostitution; de là certains aspects terribles.
La fermentation de tous les vieux vices sociaux dégage à travers la civilisation une vapeur malsaine. L’ancien monde, fini ou finissant, apparaît comme une morne solitude morale. Le philosophe y rôde, osant à peine approcher de toutes les formes nocturnes qu’il entrevoit.
L’heure est sombre. Ceci est la chaudière. La chaudière du Brocken1, la chaudière de la bruyère de Harmuirh2; la grande cuve fatale du vieux monde. La flamme lèche l’airain; le bouillonnement est monstrueux. Jetez-y le nouveau-né, jetez-y la chevelure blonde, jetez-y les cheveux gris, jetez-y la mère, jetez-y l’enfant, jetez-y la virginité des filles pauvres, jetez-y la honte, ce crapaud, jetez-y les cris et les larmes, jetez-y la faim, jetez-y la nuit. Toute la vieille société humaine frémit dans cette profondeur; la fournaise est gaie au-dessous. Eclairs et tonnerre. Les hideux masques de l’ombre s’empourprent à la réverbération du brasier, le vague échevellement des furies apparaît dans la fumée; Ignorance, Misère et Crime se donnent la main autour du mystère. On danse confusément dans cette lueur. Qui? les êtres de l’abîme. Et, dans le crépuscule, sous le vol des chauves-souris, sous le cri des chouettes, devant l’immensité des ténèbres s’écroulant du zénith, les trois spectres, secouant leurs haillons, étendant sur l’horizon la noirceur de leurs bras terribles, hagards, farouches, joyeux, disent à l’assassin qui passe: tu es roi!
Ces réalités du mal social souterrain ont cela de hideux et d’étrange qu’il est impossible de les regarder longtemps sans croire que c’est un songe. Plus on les étudie, plus elles étonnent. Plus on les touche du doigt, plus on est tenté de dire: cela n’est pas. Elles prennent peu à peu sous l’oeil de l’observateur la figure de l’impossible. Leur incohérence avec la nature humaine leur ôte la vraisemblance, elles sont, hélas! mais à ce degré l’horrible semble absurde, et l’on croit voir des espèces de faits fantômes. L’observation se complique d’effarement. Tout ce dessous de la civilisation s’ébauche au regard du penseur comme une vision. Cela semble fait pour être contemplé, en même temps par Sainte-Foix ivre du fond de la charrette des boueurs, et par Jean du haut de Pathmos. Des formes d’obscurité passent; il y a un météore, le no 113; on etend l’éclat de rire de Lacenaire3 dans le cabanon de Bicètre; les trousseaux de clefs tintent dans cette ombre comme les clochettes dans la montagne; des linéaments de caverne se mêlent aux étoiles; toute flotte, roule, tremble, se dissipe et se reforme, est-ce de la roche? est-ce de la fumée? respirez, vous êtes asphyxié; si cela tombait sur vous, cela vous écraserait. Des portes s’ouvrent et se ferment avec des refoulements de ténèbres; on entend grincer des grilles; des voitures cellulaires partent au grand trot; on entrevoit des gendarmes; des guichetiers vont et viennent; des greffiers tranquilles avec leurs manches de serge, écrivent; on aperçoit des intérieur dee bureaux, des hommes froids, des juges, des dossiers, des registres ouverts sur des pupitres, des rangées d’in-folio portant des dates et les lettres de l’alphabet, des pieds de tables, de fauteuils et de chaises, parmi lesquels toutes les malédictions et tous les blasphèmes font serpenter leurs flamboiements. On voit des profondeurs; on entend l’écume d’un torrent vers lequel Mingrat se dirige portant un sac; quelque chose passe par un trou du sac, c’est un pied de femme. Le buisson où est caché Papavoine4 frissonne; un vent de bouleversement mêle les spectres; Henriette Cormier joue à la boule avec une tête d’enfant. Un chaos de couteaux qui brillent est lugubrement dominé par deux poteaux rouges; l’exagération de l’ombre s’ajoute à l’épouvante; la bestialité des vices se manifeste; le méchant rugit, l’hypocrite miaule, les viages humains se dilatent en faces l’eopardes; les ivrognes passent en chantant; on descend de la Courtille5, on tombe dans le Cocyte; on est joyeux; on valse, on mange, on boit; Castaing trinque avec les frères Ballet; les femmes sont décolletées, on a des masques, on soulève le loup pour le baiser; allons souper, crie une voix, dansons, crie l’autre; il y a un orchestre; le rire est immense; à une extrémité l’archet de Musard, à l’autre le glaive de l’Archange; et l’apocalypse confine au carnaval.
N’est-ce pas redoutable? avoir cela au-dessous de soi, qu’en dites-vous?
Sont-ce seulement des crimes, des débauches, des vices, des attentats, des sacrilèges, des guets-apens, des vols, des meurtres, des perversités? non. Ce sont des souffrances. Cette plaie qui rit, c’est horrible. Ces hommes sont des malheureux, ces femmes sont des désespérées, leur joie est la surface hideuse de la désolation, ces monstres sont des malades. Et tant qu’il y aura de ces malades-là dans la civiliation, la civilisation sera triste. La société sera comme Byron cachant son pied bot. Elle aura sur le visage la mélancolie incurable de la misère latente. De certaines lividités dénonceront extérieurement le mal. Les clairvoyants ne s’y tromperont pas; un philosophe est un médecin. Soyez donc heureux! en haut le sourire, en bas l’ulcère. Cacher une difformité, ce n’est pas la supprimer. Pour ne pas avouer votre peste, en êtes-vous moins pestiféré? Il est temps de prendre un parti. Voulons-nous guérir cela, oui ou non?
Aucune étude, répétons-le, n’égale en grandeur la contemplation des prodigieux précipes ouverts par le mal dans le genre humain. Qui rêve de les fermer doit oser les sonder. Vol, ignorance, prostitution, misère, autant de lieux de chute, autant d’hiatus vertigineux, autant d’horribles bouches sépulcrales où tombent, neige noire, les millions de vivants. Ces escarpements de l’abîme attirent le penseur. Ils attirent quiconque veut voir les dragons du rêve, quiconque a les curiosités formidables. Ils attirent quiconque a de la pitié. Etes-vous miséricordieux? venez, et regardez. Ensuite nous pleurerons; ensuite nous aviserons. Il sentit ému et attendri par ces immensités d’armertume, et d’avoir une larme à donner à l’océan.
1 Le Brocken, la plus haute des montagnes du Hartz. Les légendes allemandes en ont fait le lieu de la réunion des esprits surnaturels qui, chaque année, dans la nuit du 1er mai, y célèbrent une fête infernale: c’est la nuit du Valpurgis. On y plaçait aussi des sabbats des sorcières. La nuit du Valpurgis est l’une des scènes du Faust de Goethe.
2 La bruyère d’Harmuirh, dans Macbeth, où trois sorcières saluèrent ce prince, qui était thane de Glamis et lui prédirent qu’il serait thane de Candor et roi d’Ecosse (Macbeth, A. I. et III.).
3 Pierre-François Lacenaire (1800-1835), journaliste, poète, mais surtout déserteur, voleur, faussaire et assassin, et qui dans ses assassinats eut pour complices Avril et Martin.
4 Louis-Auguste Papavoine (1784-1825) auteur du meurtre inexplicable de deux jeunes enfants inconnus de lui, qu’il avait pris, prétendait-il, pour les enfants de France. Il semble avoir été un peu fou.
5 La Courtille: quartire de Paris qui faisait autrefois partie de la commune de Belleville, et qui tenait son nom des courtils ou petits jardins qui attenaient aux maisons de paysans. Lieu champêtre, devenu pour les Parisiens, lieu de promenade où les guinguettes furent nombreuses. On y allait, au temps du carnaval, boire, danser, et s’amuser. On y passait en réjouissances la nuit du mardi gras et le mercredi des Cendres au lever du jour, les masques, visage fatigué, et costumes frippés, descendaient en un bruyant cortège de la Courtille aux boulevards de Paris, parmi une grande affluence de curieux qu áttirait ce spectacle pittoresque.
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