How Jean May Become Champ (fr)

This is the scene where Javert attempts to get M. Madeleine to fire him. There are actually three versions: the published one, the one from Les Misères(call it the prototype version of Les Misérables), and the one from Hugo’s notes. Since it would be annoying to indicate the exact points of digression, and since the latter two versions are mostly the same, I’m just going to give you the whole chapter as it would have appeared in Les Misères. Please ignore any typos.

Un matin, M. Madeleine était dans son cabinet, occupé à régler d’avance quelques affaires pressantes de la mairie pour le cas où il se déciderait à ce voyage de Montfermeil, lorsqu’on vint lui dire que l’inspecteur de police Javert demandait à lui parler. En entendant prononcer ce nom, M. Madeleine ne put se défendre d’une impression désagréable. Depuis l’aventure du bureau de police, Javert l’avait plus que jamais évité, et M. Madeleine ne l’avait point revu.

—Faites entrer, dit-il.

Javert entra.

Javert, nous l’avons dit, était un homme sincère. Il n’avait aucune chose dans l’âme qu’il ne l’eût aussi sur le visage. Du premier coup d’oeil, M. Madeleine reconnut que je ne sais quelle étrange révolution s’était opérée en lui. Jusqu’à ce jour, il n’avait abordé M. le Maire qu’avec un respect profond, mais pénible et contraint. Cette fois, il salua M. Madeleine avec une sorte de vénération franche et presque affectueuse à laquelle semblait se mêler une nuance de regret et de douleur.

Cela frappa d’autant plus M. Madeleine qu’il lui semblait que Javert devait avoir de la rancune pour la scène du bureau de police.

—Asseyez-vous, Javert, dit M. Madeleine avec douceur. Qu’y a-t-il?

Javert resta debout. Il recommença sa phrase sans y changer une syllabe:

—Monsieur le maire, je viens vous prier de voulouir bien m’écouter un moment.

Ce n’était plus ce son de voix revêche et hautain qui était habitué à Javert, et qui sonnait toujours durement, même à l’oreille de ses supérieurs. C’était un accent honnête et humble.

—Parlez, Javert, mais asseyez-vous donc.

Il demeura un moment silencieux, comme s’il se recueillait, puis éleva la voix, avec une sorte de solennité triste où une certaine emphase n’excluait pas pourtant une certaine simplicité.

—Monsieur le maire, lorsqu’un agent de l’autorité, investé de la confiance de l’état, chargé de faire respecter les positions acquises dans la société et de les respecter tout le premier, a manqué gravement à son devoir, ce premier devoir qui est le respect, lorsqu’il a poursuivi pendant des années d’une espèce de haine d’idiot et d’un tas de soupçons injurieux une personne honorable et haut placée, lorsqu’il n’a pas tenu à cet agent de nuire à cette personne, ne fût-ce que par des propos inconsidérés et injustes, lorsque cet agent a osé dans de certains cas exercer sur cette personne une sorte de surveillance indirecte, illégale et insolente, il importe qu’à côté d’un pareil oubli de tous les devoirs la sévérité de l’état se montre, il importe qu’un example soit fait, et qu’avant même que l’honorable personne se plaigne, l’agent soit destitué. Ne le pensez-vous pas?

—Et quel est cet agent, demanda le maire.

—Moi.

—Vous ?

—Moi.

—Et quel est le magistrat qui aurait à se plaindre de l’agent ?

—Vous, monsieur le maire.

M. Madeleine fit un mouvement sur son fauteuil. Javert poursuivit :

—Monsieur le maire, je viens vous prier de vouloir bien provoquer près de l’autorité ma destitution.

M. Madeleine stupéfait ouvrit la bouche. Javert l’interrompit.

—Je vois ce que vous allez dire, Monsieur le maire. J’aurais pu donner ma démission, mais cela ne suffit pas. Donner sa démission, c’est honorable. J’ai failli, je dois être puni. Il faut que je sois chassé.

—Ah ça! dit M. Madeleine, vous vous accusez de torts envers moi, vous voulez être destitué.

—Chassé, dit Javert.

—Chassé soit, je ne comprends pas.

Javert fit un nouveau silence puis soupira profondément et reprit toujours simplement:

—Monsieur le maire, je vais vous dire la chose et vous verrez que j’ai raison.

Ce je ne sais quel instinct qui nous avertit que nous allons avoir besoin d’une contenance fit que M. Madeleine prit une feuille de papier sur son bureau et se mit à y promener ses regards pendant que Javert parlait. Mais il ne regardait pas le papier, il écoutait Javert, son attention était toute là, et si Javert l’eût observé dans ce moment-là comme il l’observait autrefois, l’inspecteur de police eût certainement remarqué que M. le maire, sans s’en apercevoir, tenait à l’envers cette feuille où il paraissait lire. Mais Javert n’observait plus M. Madeleine, son regard était baissé comme si lui, Javert, eût été un coupable et Madeleine le juge. Il avait poursuivi :

—Vous allez avoir à sévir, monsieur le maire. Je sais que vous êtes bon, mais il faut surtout être juste et, voyez-vous, la bonté qui consiste à donner raison à la fille publique contre le bourgeois, à l’agent de police contre le maire, à celui qui est en bas contre celui qui est en haut, c’est ce que j’appelle la mauvaise bonté. J’espère que cette fois-ci j’aurai raison contre moi-même et que vous n’hésiterez pas à faire punir l’inspecteur Javert sur le rapport de l’inspecteur Javert. Voici, le fait : Dans ma jeunesse, Monsieur le maire, j’ai été remarqué, pour l’exactitude de mon service, par le capitaine des chaînes du royaume, un brave homme, M. Thierry, qui, après m’avoir emmené dans deux ou trois voyages, fut content de moi et me fit attacher comme sous-adjudant des gardes-chiourme au bagne de Toulon. J’ai rapporté de là des souvenirs, une espèce de feuille de signalement dans la tête. Que voulez-vous ? on peut faire des rencontres plus tard, et je croyais cela bon pour le service. Enfin, monsieur le maire…

Ici la voix de Javert s’altéra.

—Je ne sais comment vous dire cela, c’est à ne pas croire, vous, que tout le monde vénère et bénit, j’ai osé —parce que d’abord c’est une idée qui m’est venue comme cela, une ressemblance, quoi! —et puis parce que je croyais bien faire, pour mille autres choses encore, parce qu’il me semblait que vous aviez une manière de traîner la jambe —comment est-ce que je vais finir ce que j’ai à dire là ? —Des souvenirs que j’ai cru avoir, des rapprochements, une foule de circonstances, jusqu’à l’aventure de ce vieux Fauchelevent qui m’avait paru louche, —vraiment, monsieur le maire, un magistrat comme vous qu’il n’y en a pas un de plus honoré dans tout le royaume, je devrais me mettre à genoux pour vous parler, c’est vrai. —Eh bien, oui, là, vous ne me croirez pas, n’ai-je pas été à me creuser la cervelle à imaginer que vous, monsieur Madeleine, maire de cette ville et riche à millions, vous n’étiez autre qu’un ancien forçat que j’avais vu au bagne de Toulon.

—Qui s’appelait?

—Jean Tréjean.

—Continuez, dit Madeleine.

La feuille de papier tremblait aux mains de M. Madeleine au point qu’il fut forcé de s’appuyer le coude pour empêcher ce tremblement qui faisait du bruit. Mais Javert ne s’en aperçut pas.

—Monsieur le maire, reprit-il, ce Jean Tréjean sortit libéré du bagne de Toulon en octobre 1815. Quatre ou cinq jours après, il eut chez Monseigneur l’évêque de D. une aventure fort louche dont je ne sais que peu de chose, mais ce que j’en sais ressemble diablement à un vol. Je dois dire du reste que Monseigneur l’évêque, qui était un saint et qui est mort, le justifiait mais c’était probablement charité : et tenez, vous, monsieur le maire, vous en feriez tout autant. Cet évêque était un homme comme vous.

à cette parole de Javert, l’oeil de M. Madeleine, jusqu’alors abaissé, se leva lentement et se fixa au plafond avec une expression indéfinissable. Javert ne faisait plus aucune attention à tous ces mouvements qu’il eût autrefois étudiés avec une inquiétude si menaçante. Il ne s’interrompit même pas.

—Ce Jean Tréjean avait-il en effet volé Mgr l’évêque ? Je l’ignore, mais je le crois. Ce que je sais, c’est qu’en sortant de chez Mgr l’évêque, —le jour même, monsieur le maire ! —il commit sur un chemin public un vol à main armée et avec violences sur la personne d’un petit. Nouveau crime qui entraînait pour Jean Tréjean au moins la peine des travaux forcés à perpétuité. Depuis cette époque, voilà plus de huit ans, il s’est soustrait à toutes les recherches. On n’en a plus entendu parler. Maintenant, monsieur le maire, comment me suis-je mis cette folie en tête que c’était vous qui étiez cet homme ? Que voulez-vous que je vous dise ? D’abord vous lui ressemblez un peu, cela, j’en suis fâché, mais cela est. Pas le même son de voix, pourtant. Du tout du tout. Ensuite vous avez fait secrètement prendre des renseignements, j’ai su cela, voyez-vous, sur toutes les familles qui avaient pu disparaître depuis trente ans de Faverolles. Or, ce Jean Tréjean était de Faverolles. Ensuite votre force des reins, votre adresse au tir, votre jambe qui traîne un peu, qu’on disait que vous étiez un personnage mystérieux, que vous étiez passé dans la ville comme un champignon, que personne n’avait jamais vu la couleur de votre passeport… Est-ce que je sais, moi ? Jusqu’à ce crêpe à votre chapeau qui avait rapport à un évêque, à ce qu’on disait. Enfin, c’est bête ; un tas de misères qui ne prouvent rien, je le sais bien, mais quoi ! Je m’étais mis cette idée-là dans la tête.

Je vois comme c’était méchant et absurde, et je vous demande excuse, monsieur le maire, maintenant qu’il n’y a plus de mystère, et que je sais le vrai.

à ce dernier mot, M. Madeleine posa sur la table le papier qu’il tenait, et fixa sur Javert un de ces regards inouïs dans lesquels il semble que toute la puissance d’un homme soit concentrée, un de ces regards qui cherchent à fouiller un âme, qui questionnent un individu de la tête aux pieds et qui l’enveloppent et le pressent, pour ainsi dire, d’un tourbillon muet de points d’interrogation. Les rôles étaient changés. Maintenant c’était Madeleine qui scrutait Javert. Il était évident que de toutes les paroles singulières prononcées jusque-là par Javert, la plus singulière pour M. Madeleine, c’était la dernière, et que ce qui était sorti de cette phrase placide : « Maintenant je sais le vrai, il n’y a plus de mystère », c’était précisément un mystère. Mystère étrange et effrayant, à en juger par le regard de M. Madeleine, à en juger par son silence. Il ne dit pas un mot.

Javert, lui, était tout entier à ses pensées. Il s’était tu, et il faisait machinalement des plis au coin du tapis de serge verte qui couvrait la table. M. Madeleine attendait que Javert reprît la parole, sans le hâter, mais avec cette expression de visage d’un homme qui attendrait et se tairait pendant qu’une tenaille de fer rouge lui mâche les entrailles et lui ronge le ventre.

Après quelques minutes, Javert dit :

—Monsieur le maire a-t-il quelques questions à me faire?

—Mais, non, dit Madeleine.

Il se fit encore une silence que M. Madeleine rompit enfin, avec hésitation.

—Je ne comprends pas beaucoup, Javert. Je vous écoute.

—Alors je continue, répondit Javert.

M. Madeleine respira, de cette respiration qui vous dit : Ah ! et qui exprime si énergiquement l’espérance du dénouement. Il était clair qu’il avait devant les yeux une énigme, énigme à laquelle étaient mêlés peut-ête les fils les plus secrets de sa vie, et qu’il en attendait le mot.

—Se je cherchais à m’excuser, monsieur le maire, poursuivit Javert, je vous dirais ce qui se passait en moi lorsque je faisais la supposition abominable qui m’amène devant vous comme un coupable. C’eût été tellement monstrueux si un être comme Jean Tréjean flétri par la loi, réprouvé par la société, un forçat enfin, eût osé se rentrer frauduleusement dans l’état, se glisser parmi les honnêtes gens, usurper la considération, profaner la magistrature ! voler l’honneur après l’avoir perdu ! L’attentat patent, le vol de grande route, le meurtre, eussent été moins odieux. Je sais bien, moi qui ai l’expérience, que ces êtres-là ne se repentent jamais. Défiez-vous du bien qu’ils ont l’air de faire. C’est leur plus grand crime, c’est votre plus grand danger. Comme ils ne pevent être que férocité ou hypocrisie, il y a quelque chose de pire que leur violence, c’est leur douceur. Maintenant, monsieur le maire, vous comprenez la pensée qui m’animait. Dévoiler un Jean Tréjean, retrouver le galérien sous le magistrat, arracher un tel masque d’un tel visage, rejeter au bagne ce qui est au bagne, faire reparaître le poteau et le carcan au milieu des millions, des mômeries et des fourberies, quel but pour moi Javert ! Quel service à rendre à la société ! Avec quelle joie d’honnête homme j’eusse empoigné à pleine main son collet brodé, et je lui eusse dit : « Forçat, reprends ta casaque ! » J’ai eu cette ambition. Cela m’a aveuglé. Trop de zèle est trop ; je ne le croyais pas, je le vois à présent. J’ai fait une faute, une faute grave. J’en dois subir les conséquences, à présent qu’il m’est prouvé que j’ai eu tort et qu’en dépit de mes conjectures stupides et infâmes, notre vénérable maire M. Madeleine ne pouvait pas être et n’était pas, le galérien Jean Tréjean.

M. Madeleine, haletant, attendait qu’il continuât. Javert s’arrêta encore. Puis, s’inclinant vers le maire, les yeux humides, les bras pendants, et comme s’il était prêt a se mettre à genoux, il ajouta :

—Monsieur le maire, remettez moi en paix avec ma conscience. Je deviendrai après ce que je pourrai. Cela m’est égal. Je vous demande à mains jointes —deux choses : punissez-moi et pardonnez-moi. Faites-moi destituer et dites-moi que vous ne m’en voulez pas.

En ce moment-là, Javert était presque éloquent. Il se tut. M. Madeleine gardait le silence. Javert le regardait d’un air suppliant. Situation étrange. Ces deux hommes se tournaient l’un vers l’autre avec anxiété et ils semblaient chacun de leur côté attendre l’un de l’autre une parole qui ne venait point.

Javert enfin se risqua.

—Vous ne me répondez pas, monsieur le maire ? Vous êtes bien indigné, n’est-ce pas ?

—J’attends, dit M. Madeleine, que vous ayez fini.

—Mais j’ai fini.

Un tison qui roula de la cheminée vint en aide à M. Madeleine. Il prit la pince et le remit en place longuement, puis il releva la tête et regarda Javert.

—Si vous avez fini c’est bien. Ainsi c’est là tout ce que vous aviez à me dire ?

—Mais oui, monsieur le maire, dit Javert. C’est moi à présent qui attends que vous me parliez.

Le visage de M. Madeleine était redevenu profondément calme. Il reprit la feuille qu’il avait posée sur la table, la parcourut comme si elle le préoccupait fort, et murmura entre ses dents : « Il faudra pourtant que j’écrive au procureur du roi pour cette affaire Bazuzimos. » Tout en parlant, il prit une plume et écrivit une ligne ou deux sur la feuille. Enfin, se retournant vers Javert toujours immobile, il lui dit avec son air de parfait indifference.

—Mais, Javert, dans l’histoire que vous m’avez faite, vous avez oublié de me dire comment vous étiez parvenu à éclaircir ce qui vous avait paru un mystère, et à savoir la vérité.

—Ah ! c’est vrai ! pardon, monsieur le maire ! s’écria Javert. Mais c’est que, voyez-vous, je n’étais occupé que de moi, et que tous ces détails ne me paraissaient pas bien utiles. Qu’est-ce que cela vous fait à vous ? vous n’avez pas besoin qu’on vous prouve que vous n’êtes pas Jean Tréjean.

M. Madeleine se remit à remuer le feu.

—Quel ennui qu’il soit éteint toujours ! allez, Javert… Commencez, je vous écoute.

Javert poursuivit :

—Voilà ce que c’est, monsieur le maire. Vous avez peut-être rencontré dans le pays, en vous promenant, une espèce de bonhomme qu’on appelait le père Champmathieu. C’était très misérable. On n’y faisait pas attention. Ces gens-là, on ne sait pas de quoi cela vit. Dernièrement, cet automne, le père Champmathieu a été arrêté pour un vol de pommes à cidre, commis chez… —enfin n’importe ! Il y a eu vol, mur escaladé, branches de l’arbre cassées. On a arrêté mon Champmathieu. Il avait encore la branche de pommier à la main. Des gamins font ça tous les jours : on dit : bah ! mais quand c’est un homme, c’est grave. Voilà le Champmathieu en prison. Jusqu’ici ce n’est pas beaucoup plus qu’une affaire correctionnelle. Mais voici qui est de la providence. La geôle étant en mauvais état, monsieur le juge d’instruction trouve à propos de faire transférer Champmathieu à Arras où est la prison départementale. Dans cette prison d’Arras, il y a un ancien forçat nommé Brevet qui est détenu pour je ne sais quoi et qu’on a fait guichetier de chambrée parce qu’il se conduit bien. Monsieur le maire, Champmathieu n’est pas plus tôt débarqué que voilà Brevet qui s’écrie : « Eh mais ! je connais cet homme-là. C’est un fagot. Regardez-moi donc, bonhomme ! Parbleu ! Vous êtes Jean Tréjean ! —Jean Tréjean ! qui ça Jean Tréjean ? Le vieux, qui a l’air sournois, joue l’étonné. —Ne fais donc pas le sinvre, dit Brevet. Tu es Jean Tréjean ! Tu as été au bagne de Toulon. Il y a vingt ans. Nous y étions ensemble. —Le Champmathieu nie. Vous comprenez. On approfondit la chose. On me fouille cette aventure-là. Voici ce qu’on trouve : ce Champmathieu, il y a une trentaine d’années, a été ouvrier émondeur d’arbres dans plusieurs pays, notamment à Faverolles. Là on perd sa trace. Longtemps après, on le revoit en Auvergne, puis à Paris, où il dit avoir été charron et avoir eu une fille blanchisseuse, mais cela n’est pas prouvé ; enfin dans ce pays-ci. Or, avant d’aller au bagne pour vol qualifié, qu’était Jean Tréjean ? émondeur. Où ? à Faverolles. Autre fait. Ce Tréjean s’appelait de son nom de baptême Jean et sa mère se nommait de son nom de famille Mathieu. Quoi de plus naturel que de penser qu’en sortant du bagne il aura pris le nom de sa mère pour se cacher et se sera fait appeler Jean Mathieu ? Il va en Auvergne. De Jean la prononciation du pays fait Chan, on l’appelle Chan Mathieu. Trait de lumière pour notre homme qui n’est pas idiot. Il se laisse faire et le voilà transformé en Champmathieu. Vous me suivez, n’est-ce pas ? On s’informe à Faverolles. La famille de Jean Tréjean n’y est plus. On ne sait plus où elle est. Vous savez, dans ces classes-là, il y a souvent de ces évanouissements d’une famille. On cherche, on ne trouve plus rien. Ces gens-là, quand ce n’est pas de la boue, c’est de la poussière. Et puis, comme le commencement de ces choses date de trente ans, il n’y a plus personne à Faverolles qui ait connu Jean Tréjean. On s’informe à Toulon. Avec Brevet, il n’y a plus que deux forçats qui aient vu Jean Tréjean. Ce sont les condamnés à vie Cochepaille et Chenildieu. On les fait venir. On les confronte au prétendu Champmathieu. Ils n’hésitent pas. Pour eux comme pour Brevet, c’est Jean Tréjean. Même âge, il a cinquante-quatre ans, même taille, même air, même homme enfin, c’est lui. J’entends parler de l’affaire. M. le juge d’instruction me fait venir. On m’amène Champmathieu. Moi aussi je reconnais Jean Tréjean. Voilà des preuves, je crois. Deux et deux font quatre. C’est Jean Tréjean.

M. Madeleine fixa encore une fois sur Javert son regard attentif et pénétrant ; il semblait qu’il cherchât s’il n’y avait pas encore quelque arrière-pensée sous ce visage probe et sauvage ; mais il n’y trouva rien que de la tristesse et de la bonne foi. Il était évident qu’il avait devant lui un homme vrai and convaincu. Il demanda.

—Et vous êtes sûr ?

—Oh ! sûr ! si je suis sûr ! Tenez, monsieur le maire, pardon de vous en reparler encore, avec vous je doutais, j’hésitais, je disais une fois oui et deux fois non ; j’ai passé bien des mauvaises nuits, allez ! Avec celui-ci je n’hésite pas, c’est lui, c’est clair, je dors sur mes deux oreilles.

—Et que dit cet homme ? demanda Madeleine.

—Ah, dame ! monsieur le maire, il sent que cela chauffe, il se débat. La bouillorie chante devant le feu. Il ne veut pas être Jean Tréjean et il a raison. C’est que l’affaire est mauvaise. Si c’est Jean Tréjean, il y a récidive. Enjamber un mur, casser une branche, chiper des pommes, pour un enfant, c’est une polissonnerie ; pour un homme, c’est un délit ; pour un forçat, c’est un crime. Escalade et vol, tout y est. Ce n’est plus la police correctionnelle, c’est la cour d’assises. Ce n’est plus quelques jours de prison, ce sont les galères à perpétuité. Et puis, il y a l’affaire du petit savoyard que j’espère bien qui reviendra. Diable ! il y a de quoi se débattre. L’homme nie, mais que voulez-vous qu’il y fasse ? Les preuves sont écrasantes. Il est reconnu par quatre personnes, le vieux coquin sera condamné, comme je mange ma soupe. C’est porté aux assises, à Arras. Je vais y aller pour témoigner. Je suis cité. L’avocat général est très bon. C’est un garçon d’esprit qui fait des vers.

Javert, en prononçant ces dernières paroles, paraissait presque avoir oublié un moment sa tristess. énumérer les chances d’une condemnation lui était agréable et le soulageait visiblement. Cette nature d’espérance convenait à l’espèce de coeur qu’il avait.

M. Madeleine s’était remis à son bureau, et feuilletait tranquillement des papiers. Il se tourna à demi vers Javert :

—Assez, Javert. Au fait, tous ces détails m’intéressent fort peu. Nous perdons notre temps, et nous avons des affaires pressées. Javert, vous allez vous rendre sur-le-champ chez la bonne femme Buseaupied qui vend des herbes là-bas au coin de la rue Saint-Saulve. Vous lui direz de déposer sa plainte contre le charretier Pierre Chesnelong. Cet homme est un brutal qui a failli écraser cette femme et son enfant. Il faut qu’il soit puni. Vous irez ensuite chez M. Charcellay, rue Montre-de-Champigny. Il se plaint qu’il y a une gouttière de la maison voisine qui verse l’eau de la pluie chez lui, et qui affouille les fondations de sa maison. Après vous constaterez des contraventions de police qu’on me signale rue Guibourg chez la veuve Doris, et rue du Garraud-Blanc chez madame Renée Le Bossé, et vous dresserez procès-verbal. Et puis, comme Noël approche, vous me ferez un plan d’arrêté des mesures à prendre pour la messe de minuit. Mais je vous donne là beaucoup de besogne. N’allez-vous pas être absent ? ne m’avez-vous pas dit que vous alliez à Arras pour cette affaire dans huit ou dix jours ?…

—Plus tôt que cela, monsieur le maire.

—Quel jour donc ?

—Mais je croyais avoir dit à monsieur le maire que cela se jugeait demain et que je partais par la diligence cette nuit.

M. Madeleine fit un mouvement imperceptible.

—Et combien de temps durera l’affaire ?

—Un jour tout au plus. L’arrêt sera prononcé au plus tard demain dans la nuit. Mais je n’attendrai pas l’arrêt, qui ne peut manquer. Sitôt ma déposition faite, je reviendrai ici.

—C’est bon, dit M. Madeleine. Faites toujours le plus pressé de ce que je vous recommande. Et voici la note que je viens d’écrire pour vous.

En parlant ainsi, les yeux toujours baissés sur sa table, il tendait à Javert un papier. Javert ne le prit pas et M. Madeleine entendit sa voix grave qui disait :

—Monsieur le maire a oublié que je ne suis plus rien.

M. Madeleine se leva.

Javert, vous êtes un homme sérieux et honnête et je vous estime. Votre conduite d’aujourd’hui prouve à votre honneur que si vous êtes sévère pour autrui, vous l’êtes aussi pour vous-même ; maintenant, voici ce que j’ai à vous dire de cette faute que votre probité s’exagère. Ceci encore est une offense qui me concerne. Javert, vous êtes digne de monter et non de descendre. J’entends que vous gardiez votre place.

—Monsieur le maire, dit Javert, je ne puis vous accorder cela. Si vous m’estimez en effet, prouvez-moi votre estime en me faisant destituer. Je vous ai manqué, je vous ai calomnié, vous dirai-je tout ? Je vous ai dénoncé dans plusieurs rapports secrets adressés à Paris où l’on a eu le bon esprit de les mépriser. Je dois être puni. Il faut qu’au bout de cette aventure justice se fasse pour moi comme pour Jean Tréjean. Et puis, tenez, monsieur le maire, je ne souhaite pas que vous me traitiez avec bonté, votre bonté m’a fait faire assez de mauvais sang quand elle était pour les autres. Je n’en veux pas pour moi. C’est avec cette bonté-là que la société se désorganise. Mon Dieu ! c’est bien facile d’être bon, le malaisé c’est d’être juste. Si vous aviez été ce que je croyais, je n’aurais pas été bon pour vous, moi ! vous auriez vu ! Monsieur le maire, je dois me traiter comme je traiterais tout autre. Quand je réprimais des malfaiteurs, quand je sévissais sur des gredins, je me suis souvent dit à moi-même : toi, si tu bronches, si jamais je te prends en faute, sois tranquille ! — J’ai bronché, je me prends en faute, tant pis ! Allons, renvoyé, cassé, chassé ! c’est bon. J’ai des bras, je travaillerai à la terre, cela m’est égal. Monsieur le maire, le bien du service veut un exemple. Je demande simplement la destitution de l’inspecteur Javert.

Tout cela était prononcé d’un ton si humble, si fier, si triste et si convaincu que M. Madeleine parut entraîné par une sorte de sympathie douloureuse et momentanée. Mais irrésistible, vers cet étrange honnête homme.

—Nous verrons, fit M. Madeleine.

Et il lui tendit la main.

Javert recula, et dit d’un air farouche :

—Pardon, monsieur le maire, mais cela ne doit pas être. Un maire ne donne pas la main à un mouchard.

Puis il salua profondément, et se dirigea lentement vers la porte. Au moment de sortir, il se retourna, et sans lever les yeux :

—Monsieur le maire, dit-il, je continuerai le service jusqu’à ce que je sois remplacé. Mais ce qui est dit est dit. Dans huit jours ma destitution ou ma démission.

Il sortit. M. Madeleine resta rêveur, écoutant ce pas ferme et assuré qui s’éloignait sur le pavé du corridor.

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