Procès des vingt-deux accusés du Cloître Saint-Méry

Sixième audience (28 octobre 1832)

On reprend les débats sur les faits généraux du 5 juin.

M Cordieu, coiffeur et garde national, J’étais avec ma compagnie au convoi du général Lamarque, près du catafalque, et à la tête du pont d’Austerlitz. Nous avons appris qu’il y avait du tapage sur les boulevarts; nous avons entendu distinctement les feux de peloton; un instant après, nous avons vu les dragons qui chargeaient sur le boulevart Bourdon; nous étions alors inoffensifs; tout le monde s’accordait à dire, dès ce moment, que les dragons avaient commencé.

M. le président. Nous avons donné des ordres pour que l’on se procurât un plan de Paris qui présente cette partie des boulevarts suc la plus grande échelle; ce plan va être développé, et il sera mis sous les yeux de MM. les jurés. (Au témoin.) Qu’ont fait les gardes nationaux qui étaient avec vous?

M. Cordieu. Nous avons tous été indignés, et nous avons tiré nos sabres, croyant que nous étions trahis.

M. Bessières, professeur, rue Saint-Etienne. Je faisais partie des décorés de Juillet. Après les discours prononcés, tous les rangs furent confondus; on ne songeait plus qu’à retourner chacun chez soi. Un homme à cheval, porteur d’un drapeau rouge, s’avança au milieu de la foule. Quelques instans après on entendit des décharges, et l’on nous dit que la troupe, que les dragons chargeaient du côté du pont d’Austerlitz. Cela fit une espèce de remue ménage (pardon! je ne trouve pas le mot propre). Chacun allait en désordre d’un côté et de l’autre, lorsque du côté du boulevart Bourdon des dragons vinrent, et chargèrent la foule qui était derrière nous. Nous passâmes de l’autre côté du canal, où l’on faisait entendre contre ceux qui chargeaient beaucoup de menaces. Lorsque nous fûmes sur le pont, nous continuâmes de suivre le boulevart; par-ci par-là on désarmait quelques postes.

M. le président. La foule montrait-elle une grande indignation?

M. Bessières. L’indignation ne fut pas grande d’abord; elle ne se manifesta que lorsque les dragons chargèrent derrière nous, sur le boulevart Bourdon.

M. Pascal, commerçant, place des Victoires, no. 7. Je me suis trouvé du côté opposé au Grenier d’abondance sur le bord du parapet, à peu de distance du petit pont du canal. Il était environ cinq heures. Je regardais cette foule immense qui recouvrait l’espace qui conduit au pont d’Austerlitz, lorsque tout à coup il se produisit une espèce de terreur. On cria de toutes parts: Nous sommes trahis! et d’autres propos de ce genre-là. Je regardais par-dessus le canal, et j’aperçus des dragons qui prirent le galop, le sabre eu main; ils tenaient tout l’espace depuis le canal jusqu’au Grenier d’abondance.

M. Raimbault, entrepreneur de peinture, marché Saint-Honoré. J‘étais sur le boulevart de l’Hôpital, de l’autre côté de la Seine. Un mouvement s’est opéré sur le pont; je m’y suis porté; tout le monde criait à l’assassinat! Je demandai ce que cela voulait dire; ou me répondit que les dragons venaient de charger sur le peuple sans sommation. Je ne voulais pas le croire; un garde national me prit par le bras, et me dit: «Regardez-vous même.» Les dragons faisaient des charges isolées au nombre d’une vingtaine; j’ai entendu deux ou trois coups de pistolet; alors une charge a été faite sur le peuple; j’ai vu tomber à peu prés la valeur de trois ou quatre gardes nationaux en habit d’uniforme. On a crié vengeance, parce que les dragons chargeaient sur le peuple sans provocation.

M. Juste Roux, employé, affirme que la charge a commencé après le discours du général Lafayette et du maréchal Clauzel, et avant le départ du général Lafayette. On criait à la trahison! Beaucoup de gardes nationaux tirèrent leurs sabres.

M. le président. La charge des dragons n’avait-elle pas été provoquée par des coups de feu.

M. Juste Roux. Je n’en sais rien.

Me Marie. Je n’ai pas mission pour provoquer une pareille enquête. Elle sera faite par l’autorité supérieure, celle des chambres, si elles le jugent convenable. Je voulais seulement fixer ce point que, sur le boulevart Bourdon particulièrement, où se trouvait Jeanne, il n’avait été remarqué aucun mouvement offensif. Peu importe à la défense qu’il y ait eu ou qu’il n’y ait pas eu de provocations antérieures.

Jeanne. Je voudrais que le témoin déclarât si, à la distance où il se trouvait, les balles lancées par les pistolets des dragons pouvaient atteindre ceux qui venaient du côté opposé.

M. Roux. Je ne sais pas au juste la portée d’un pistolet d’arçon; mais certainement les balles pouvaient traverser le canal.

M. Dessolliers, chef d’escadron au 6e régiment de dragons, est introduit. Il s’explique ainsi: Nous reçûmes l’ordre, dans la journée du 5, de trois heures et demie à quatre heures, de diriger deux escadrons de dragons du côté du pont d’Austerlitz, tout près du quai des Célestins. J’en pris le commandement. J’avais ordre de soutenir la garde municipale dans le cas où elle serait fortement attaquée; je devais attendre les ordres qui me seraient transmis par l’officier supérieur commandant cette garde municipale.

Nous partîmes du quartier au pas; nos fusils étaient au porte crosse, c’est-à-dire supportés par le cheval; les batteries étaient garnies de leur couvre-feu en cuir, qui entoure plusieurs fois la batterie, et est attaché par plusieurs courroies, ce qui demande du temps pour l’enlever. Nos fusils étaient également garnis de bouchons, ce qui ne dénotait pas d’intentions hostiles. Nous avions pourtant le sabre à la main. Cependant nos pistolets étaient chargés; mais ils étaient dans leurs fontes, et par-dessus les fontes se trouvait un porte-manteau roulé et plissé de manière qu’il est impossible de saisir les pistolets avant un certain laps de temps. Aussi, à l’armée, la cavalerie est obligée, pour se servir de ses pistolets, d’avoir les manteaux roulés autour du corps. Ces pistolets chargés n’étaient pas non plus une mesure de provocation, puisque nous ne pouvions nous en servir sans nous arrêter, et sans perdre un grand laps de temps.

Je sortis du quartier avec 200 chevaux, je me rendis au pas au lieu de ma destination. A peine y fus-je arrivé et eus-je commandé halte, qu’un fiacre en assez mauvais état vint à passer à côté de moi; cette voiture (celle du général Lafayette) était traînée par des gens du peuple, et suivie par une foule de personnes qui étaient armées ostensiblement ou non, et fort exaspérées. A ce même instant, nous reçumes très-près plusieurs coups de feu. Ils étaient tirés par des fusils de munition provenant des armes déjà enlevées aux postes environnans de ce quartier-là, tels que celui de la place de l’Arsenal, de la Poudrière, ainsi de suite. Les hommes qui n’étaient point armés se saisirent de pierres, arrachèrent des palissades, et s’en servirent pour nous attaquer. A ma gauche j’avais le capitaine Carbon, commandant du premier escadron du régiment, qui fut blessé au bras, et eut le casque déformé et ployé par la chute d’une pierre fort lourde. Nous étions vraiment attaqués. Nous savions aussi fort bien, comme le disait hier M. Jeanne, que c’étaient des balles qu’on lançait sur nous, et que les balles donnent la mort.

M. l’avocat-général. Permettez, il faudrait quitter le journal que vous tenez à la main: on pourrait supposer que c’est un papier sur lequel vous lisez votre déposition.

M. Desolliers (après avoir serré ce journal dans sa poche). Nous avons souffert l’attaque sans y répondre. Le capitaine placé à côté de moi était, ainsi que moi, décidé à ramener par la persuasion des hommes qui nous paraissaient momentanément égarés. Dans cette conviction, je m’avançai seul de ma personne. Nous avions le sabre hors du fourreau. Par précaution, et pour faire une démonstration ostensible, je fis remettre les sabres dans le fourreau avant de me porter en avant. Je me présentai près d’une barricade derrière laquelle étaient des hommes armés de fusils et de pistolets. Je cherchai à leur témoigner combien nous étions loin d’avoir des intentions hostiles, et que nous n’étions là que pour le maintien de l’ordre et la conservation des lois; que nous n’engagerions point le combat, mais que nous nous défendrions si nous étions attaqués.

Pendant cette espèce de pourparlers, un jeune homme de dix-sept ans s’avança très-près de mon cheval, et fit feu; fort heureusement il me manqua, parce qu’il n’était pas de sang-froid. Je continuai encore mes exhortations, parce que je voulais toujours ramener la tranquillité, voulant me conformer aux ordres de mon colonel et du maréchal ministre de la guerre, et employer tous les moyens de conciliation avant d’arriver à ces malheureux événemens qu’on ne saurait trop déplorer. Le jeune homme eut le tems de recharger son arme; il me manqua de nouveau; il la rechargea une troisième fois, et fit feu; cette fois malheureusement sa balle traversa le côté droit de M. Briqueville, jeune officier placé derrière moi. Je pensai qu’alors ma mission de paix était parfaitement remplie, que ma conscience ne me reprocherait plus rien, et que je ne serais pas responsable des suites de ce qui allait arriver. Je pris la détermination de me défendre, et même vigoureusement.

Pendant ce tems arrivèrent près de moi quatre excellens citoyens, M. Larabit, M. Devauchelle, chef de bataillon de la garde nationale de Rouen, M. Soubiranne et M. Dufour, qui se conduisirent avec tout le patriotisme désirable. Ces messieurs, voyant que la lutte allait éclater entre ces hommes égarés et moi, se décidèrent, en bravant le plus grand danger, à se porter en avant, et finirent en exposant leur vie à calmer cette exaltation. Les hommes égarés s’écartèrent de ma colonne; cela dura à peu près une heure ou une heure et demie. Il en résulte que cette colonne de deux cents chevaux n’a pas tiré un seul coup de fusil, pas même un coup de pistolet; je le jure sur l’honneur; et cependant nous avions déjà éprouvé bien des malheurs.

Dans ce même instant, je reçus du maréchal ministre de la guerre l’ordre d’agir littéralement comme je venais de le faire; je fus très-heureux d’avoir suivi d’avance ces ordres. Le ministre nous prescrivait de nous laisser attaquer, ou d’attendre même qu’il y eût des blessés avant de nous défendre.

Pendant ce tems, le colonel était resté dans l’intérieur du quartier. La position, à cause de la nature du terrain, qui forme un défilé, et qui est embarrassé par des palissades, était fort mauvaise. Ou aurait dû envoyer là de l’infanterie, et non de la cavalerie. Quoi qu’il en soit, le colonel, averti par les coups de feu, se décida à sortir de son quartier. Il était tellement résolu à employer tous les moyens de conciliation imaginables, que lorsqu’il sortit, à la tête de ses deux cents chevaux, force égale à la mienne, il se fit précéder par des trompettes jouant des fanfares. La colonne avait, comme la mienne, les fusils supportés par le cheval. La tête de la colonne n’avait pas fait trente ou quarante pas, qu’elle reçut une décharge de vingt ou trente coups de feu qui lui furent tires par des hommes placés derrière des barricades formées avec des charrettes, des voitures et des matériaux de toute espèce. La colonne était encore en grande partie dans l’intérieur du quartier, lorsque le malheureux brigadier Esnault fut tué à trente pas du quartier. Je demande s’il est possible qu’alors nous nous soyons dispensés de charger.

Plus tard, le colonel lui-même fut blessé, et il eut son cheval tué sous lui. La colonne prit le trot, mais sans faire feu; elle longea la rue de Montmorency, la rue de Sully et la place de l’Arsenal; elle perdit cinq ou six dragons tués, et autant de chevaux. Le chef d’escadron Chollet, mon malheureux camarade, y fut tué. La colonne déboucha sans avoir fait feu jusqu’alors sur le boulevart Bourdon. Là, il est positivement vrai qu’elle s’est défendue, mais à contre-cœur; nos dragons savaient très-bien que, dans un pareil événement, de chaque côté la patrie aurait à perdre. Il est très-vrai que sur le boulevart Bourdon les dragons ont chargé; ils se sont défendus, mais ils se sont constamment arrêtés devant les gardes nationaux, ils n’ont jamais agi contre eux hostilement; ils connaissaient bien les hommes égarés, ils les ont poursuivis, et ils ont parfaitement bien fait.

M. le président. Avez-vous pris part à la charge qui a été exécutée sur le boulevart Bourdon?

M. Desolliers. Non, Monsieur.

M. le président. Qui la commandait?

M. Desolliers. Notre colonel ayant eu son cheval tué à trente pas de la porte du quartier, on l’a transporté blessé chez lui, et le lieutenant-colonel, M. Grand, qui a pris le commandement, a été aussi blessé.

M. le président. M. Grand pourrait-il venir aujourd’hui à l’audience?

M. Desolliers. Il a été fort malade, il est resté pendant trois mois couché; mais je pense qu’à présent il peut sortir. La seconde colonne étant privée de ses officiers supérieurs, je me trouvai chargé du commandement; mais ces accidens firent perdre du tems, et nous empêchèrent de poursuivre vigoureusement les malfaiteurs.

M. le président. Vous venez de dire que plusieurs des hommes qui suivaient la voiture du général Lafayette étaient armés de fusils de munition enlevés aux postes voisins. On avait donc avant l’attaque commencé à désarmer les postes?

M. Desolliers. Oui, Monsieur; déjà à l’entour de notre quartier on était dans une grande exaltation. Le quartier était envahi par des hommes égarés qui voulaient l’occuper comme une citadelle, lorsque les escadrons de l’intérieur sont sortis et ont dispersé la foule.

M. le président. Avez-vous fait avertir votre colonel de ce qui se passait?

M. Desolliers. Nous avions des adjudans sous-officiers déguisés en bourgeois pour transmettre des ordres. Un d’eux est allé avertir le colonel de la position où je me trouvais.

M. le Président. La seconde colonne a-t-elle fait des décharges?

M. Desolliers. Non, Monsieur; ayant perdu ses officiers supérieurs, elle est rentrée au quartier.

Me Sebire. Je désirerais que le témoin pût préciser le moment où la charge a eu lieu sur le boulevart Bourbon, et si ce n’est pas avant que tous les discours fussent prononcés?

M. Desolliers. Je pense qu’alors les discours étaient terminés, puisque le fiacre dans lequel se trouvait le général Lafayette avait déjà quitté le cortège.

Un juré. Avant l’arrivée du fiacre, avait-il été tiré déjà quelques coups de fusil ou de pistolet?

M. Desolliers. Non, Monsieur, mais le fiacre était suivi de personnes exaspérées d’une manière incroyable qui commencèrent le feu.

M. le président. Quels étaient les cris proférés par ces hommes?

M. Desolliers. Il était difficile de les distinguer, mais ils n’étaient pas en faveur du gouvernement.

Me Sebire. M. le général Lafayette est parti après avoir prononcé son discours, et sans attendre que les autres fussent prononcés. On conçoit très-bien qu’ayant fait tout le trajet à pied, malgré son grand âge, il devait être pressé de se retirer. Je désirerais que M. le président usât de son pouvoir discrétionnaire pour faire venir ici le général Lafayette. (Mouvement très-vif de curiosité dans l’auditoire.) Le général dirait que c’est contre son gré que le peuple s’est attelé à sa voiture.

M. le président. C’est bien certainement contre son gré; et si vous n’avez pas autre chose à lui demander, son audition serait tout-à-fait inutile.

M. Sebire. Son témoignage aurait aussi pour objet d’établir que parmi les hommes qui l’entouraient, M. de Lafayette n’a remarqué aucun homme armé.

M. le président. Y a-t-il eu des coups de pistolet tirés lors du passage du fiacre?

M. Desolliers. Les coups de pistolet ont été tirés un peu plus tard; je ne pense pas que le général ait pu les entendre. Le fiacre était arrivé au centre de ma colonne, ce qui ne laisse pas de faire une assez grande distance, lorsque les personnes qui suivaient à trente, quarante ou cinquante pas ont fait feu.

Un juré. On pourrait entendre le général Lafayette sur ce point-la.

M. le. président. M. Lafayette parlerait très consciencieusement, mais de ce qu’il viendrait dire qu’il n’a pas entendu les coups de pistolets, cela ne détruirait pas la déposition du témoin.

Me. Marie. D’après ce qui s’est passé, a-t-on pu concevoir dans la foule l’idée que les dragons avaient tiré les premiers?

M. Desolliers. Il est impossible à un homme d’honneur d’affirmer qu’une pareille idée a pu ou n’a pas pu naître. Ce qui est certain, c’est que mes dragons n’ont pas tiré un seul coup de pistolet ni de fusil, et que la colonne commandée par le colonel a été assaillie par des coups de feu lorsqu’elle sortait du quartier, et avant d’arriver au boulevart Bourdon. Elle a perdu, dans ce trajet, le colonel blessé, un chef d’escadron, un brigadier, et plusieurs dragons tués.

Me Sebire. Mon augmentation ne porte pas contre la déposition du témoin. Le système de la défense est de dire qu’il y a eu croyance de la part des gardes nationaux que les dragons avaient fait des charges sans provocations. Peu importe que les provocations aient eu lieu sur le quai Morland et aux environs de l’Arsenal: c’est la charge sur le boulevart Bourdon qui n’a paru nullement provoquée.

M. Dessolliers. Je ne nie pas que des personnes aient pu être induites en erreur. C’eut ainsi que des journaux et tout récemment une brochure nous ont accusés d’avoir chargé les premiers. L’auteur de cette brochure a été induit en erreur, involontairement sans doute.

M. Delapalme. Puisque la publicité est appelée pour la première fois sur ce point, il serait bon qu’il fût éclairci.

M. Marie. Nous ne prétendons point élever de controverse sur le fait même de la provocation.

M. Levesque jeune. Ce point est étranger à l’affaire.

M. L’avocat-général. Il résulte de la déposition du témoin que la colonne commandée par le colonel a perdu, en sortant du quartier, tous les officiers qui pouvaient la guider.

M. Desolliers. Oui, Monsieur; et l’on avait si peu l’intention de commencer le feu, que les fusils étaient, comme je l’ai dit, au porte-crosse, et que les trompettes sonnaient des fanfares.

Un juré. Les dragons se sont-il arrêtés en voyant dans la foule des uniformes de gardes nationaux?

M. Desolliers. Oui, Monsieur; nous sommes trop bons amis avec les gardes nationaux pour les traiter en ennemis.

M. le président. Cependant plusieurs des hommes qui ont tiré sur vous n’avaient-ils pas des uniformes de gardes nationaux?

M. Desolliers. Aucun n’avait d’uniforme.

Un juré. Y a-t-il eu des hommes tués ou blessés par les charges de dragons?

M. Desolliers. Je ne crois pas qu’il soit arrivé le moindre malheur à aucun de ceux qui se trouvaient sur le boulevart Bourdon; cependant je ne l’affirme pas.

Le témoin va s’asseoir après cette déposition. M. le président ordonne l’assignation, séance tenante, des officiers de dragons qui ont été blessés.

M Deverny, caporal invalide, gardien au pont d’Austerlitz. J’étais à mon poste le 5 juin, j’ai vu un petit homme qui a tiré sur les dragons qui sont venus par le petit pont du canal.

M. le président. N’y a-t-il pas eu un officier blessé?

Duverny. Oui, Monsieur; c’est moi qui l’ai soigné, avec le secours d’une marchande de tisane.

(L’audience est suspendue pendant cinq quarts d’heure.)

M. le président (après la rentrée de la séance). MM. les jurés comprendront les motifs de cette longue interruption. La demeure de plusieurs des témoins n’était pas connue, il a fallu prendre des informations. MM. Larabit, de Vauchelle et Dufour étaient absens.

M. Grand, lieutenant-colonel du 6e régiment de dragons, est introduit; il a le bras en écharpe.

M. le président. Vous êtes appelé pour donner des renseignemens sur ce qui s’est passé dans la soirée du 5 juin.

M. Grand. Nous sommes sortis à cinq heures moins un quart de la caserne, par une porte qui donne sur le quai de l’Arsenal. La colonne marchait au petit trot. En arrivant sur la place, on nous tira des coups de fusil des fenêtres. Le cheval du colonel tomba frappé de trois balles; le colonel fut renversé, et je le remplaçai dans le commandement. Je fis prendre le galop. Un dragon fut tué par un coup de fusil tiré des fenêtres. Arrivé au boulevart Bourdon, je fis arrêter ma colonne pour voir ce que je ferais. On tirait sur la queue de ma colonne et sur mon flanc gauche, du côté du canal. Une barricade était établie sur le boulevart Bourdon, et l’on faisait feu par-derrière. Nous chargeâmes sur la barricade pour l’enlever. Là, je fus blessé d’une balle, forcé de mettre pied à terre, et transporté dans le pavillon du garde du canal.

M. le président. Lorsque vous sortîtes du quartier, étiez-vous prévenu qu’une autre colonne de dragons avait été attaquée?

M. Grand. Oui, Monsieur; le commandant de la colonne a fait prévenir le colonel, par un sous-officier, qu’il se trouvait dans une fâcheuse position, et demandait du renfort.

Un juré. M. le lieutenant-colonel voudrait-il avoir la bonté de dire quels ordres avaient été donnés par le ministre de la guerre sur la conduite à tenir de la part des dragons.

M. Grand. Je ne commandais pas le détachement, c’était le colonel, que j’ai remplacé après qu’il a été renversé de son cheval.

M. Delapalme. M. Desolliers s’est déjà expliqué sur ce point.

M. Desolliers. Lorsque j’eus pris le commandement, M. le maréchal m’envoya un officier d’état-major, M. de Villars, qui nous recommandait la plus grande modération, et nous prescrivait de nous laisser attaquer avant d’attaquer nous-mêmes; mais déjà cet ordre avait été ponctuellement suivi par moi.

Me Sebire. Il résulte de la déposition du témoin qu’il existait déjà une barricade lors de son arrivée au boulevart Bourdon. Nous ne pouvons pas éclaircir de quel côté la provocation a eu lieu; mais puisqu’une barricade était élevée, il y avait donc eu une première charge?

M. l’avocat-général. Cette barricade a été faite avant qu’il ait paru un seul homme de troupe.

Me Sebire. N’était il pas sorti un autre détachement de votre régiment?

M. Grand. Il était sorti vingt-cinq chevaux, qui ne se sont pas dirigés du côté de l’Arsenal, mais du côté opposé. Lorsque nous sommes arrivés, nous avons vu une barricade formée de voilures renversées et de tonneaux.

Un juré. N’y avait-il pas eu des postes voisins attaqués et désarmés?

M. Grand. Oui, Monsieur: le poste du Grenier d’Abondance, fort de vingt-cinq hommes commandés par un sergent. Les révoltés se sont emparés de leurs armes, et s’en sont servis pour tirer sur nous, soit sur le quai, soit aux fenêtres.

Me Sebire. Comment se fait-il que le commandant Desolliers ayant demandé des renforts parce qu’il était menacé, la seconde colonne ait suivi une direction différente?

M. Grand. Je venais de dégager les dragons du côté où ils étaient attaqués: il fallait bien trouver la position.

M. Briqueville, capitaine au même régiment, s’explique ainsi: Le 5 juin, vers cinq ou six heures, après le salut d’adieu fait au général Lamarque, nous entendîmes de notre quartier tirer plusieurs coups de fusil. A la force de la détonnation, je jugeai que les fusils étaient chargés à balles. Comme on criait en même temps vive la république! je dis: Apparemment ces messieurs vont nous attaquer. En effet, un maréchal-des-logis arriva de la part du commandant Desolliers, et le colonel nous donna l’ordre de sortir. Aussitôt que notre tête de colonne fut dans la rue de Sully, nous fûmes assaillis par trente ou quarante coups de fusil. La charge fut commandée, les insurgés se dispersèrent; nous chargions en fourrageurs, parce qu’il y avait sur notre chemin des malheureux auxquels nous ne faisions pas grande attention. Une barricade était formée près du pont du canal; derrière elle étaient des insurgés, qui firent feu sur nous. M. le lieutenant-colonel a été blessé; nous avons traversé cette barricade, et sommes allés nous placer sur le pont du canal; mais derrière les palissades s’étaient sauvés trente à quarante de ces individus-là; ils déchargèrent contre nous trente ou quarante coups à la fois. C’est là que j’ai été blessé; on a commandé demi-tour, et nous sommes allés prendre un autre ordre de bataille sur le quai.

M. le président. Pendant ce trajet, a-t-on continué de tirer sur vous?

M. Briqueville. On n’a pas cessé de tirer sur nous de tous côtés; on tirait même encore sur nous de l’autre côté du canal, mais c’était un feu peu nourri. La barricade paraissait avoir été formée de ce côté pour nous empêcher d’aller rejoindre les deux escadrons commandés par M. Desolliers.

M. le président. Avez-vous fait feu alors?

M. Briqueville. Nous n’avons pas fait feu du tout. Nous avions devant nous une barricade; nous avons été forcés de mettre nos chevaux au galop pour l’enlever. Une partie des insurgés s’est enfuie dans l’île Louviers, une autre derrière les palissades du Grenier d’Abondance.

M. le président. Vîtes-vous alors beaucoup de gardes nationaux?

M. Briqueville. Il y avait des gardes nationaux qui paraissaient n’avoir d’autre intention que de retourner chez eux.

Un juré. Dans quel moment tirâtes vous?

M. Briqueville. Je répète que nous n’avons pas tiré du tout. Nous avions le sabre à la main lorsque nous fûmes assaillis par des coups de fusil et de pistolet que l’on tirait dans la rue et des fenêtres.

M. le chef du jury. Votre escadron a-t-il fait feu?

M. Briqueville. Non, Monsieur.

M. l’avocat-général. Pourriez-vous donner des détails sur la mort du lieutenant Chollet.

M. Briqueville. Je ne pourrais donner par moi-même des renseignemens à cet égard. Nos chevaux étaient lancés avec vigueur. On tirait sur nous des coups de fusil, on nous jetait des pierres et des morceaux de bois; nous allions droit notre chemin. Je n’ai pas vu tomber le capitaine Chollet, mais d’autres personnes l’ont vu; il est tombé à bas de son cheval, et s’est relevé pour remonter: on lui a même offert quelques dragons pour l’aider, parce qu’il avait eu la jambe cassée, et qu’il avait de la peine à monter à cheval.

M. Delapalme. Savez-vous les détails de sa mort?

M. Briqueville. Je ne puis en parler que par ouï dire. On m’a assuré que son cheval était tombé; et M. Chollet se trouvant couché par terre, on lui tira deux coups de pistolet dans le ventre.

Me Marie. MM. les jurés remarqueront que le témoin n’en parle que par ouï dire. Je m’étonne que l’on cherche à produire des effets d’audience avec des ouï dire.

M. le président. Il ne s’agit pas de produire des effets d’audience, mais d’arriver a la connaissance de la vérité.

Me Marie. Il s’agit de mettre les jurés en garde contre les ouï dire.

Me Sebire. Une pareille déposition ne peut produire d’autre effet que d’exciter une juste indignation conte les auteurs de pareils faits, contre les infâmes qui ont assassiné à terre un brave militaire. Mais ces détails atroces sont étrangers à l’affaire, ils ne peuvent que produire une impression désastreuse pour la défense, et sans utilité pour l’attaque.

M. le président. Lorsque le commandant Chollet a été tué, aviez-vous déjà fait feu?

M. Briqueville. Je répète encore une fois que nous n’avons pas fait feu du tout.

M. le président. Les détails que vous venez de donner sur la mort du chef d’escadron, vous ont été communiqués par des dragons qui se trouvaient là?

M. Briqueville. Par les dragons qui étaient avec moi.

M. Marie. Avez vous remarqué que les gardes nationaux tirassent leurs sabres.

M. Briqueville. Non, Monsieur; j’ai seulement remarqué deux ou trois gardes nationaux qui n’avaient que leurs briquets, et qui s’échappaient de la cohue pour retourner chez eux.

M. Boulay (de la Meurthe), juré. Capitaine, des ordres de faire feu ont-ils été donnés par le colonel.

M. Briqueville. Ces ordres n’ont pu être donnés par le colonel, qui a été hors de combat avant d’arriver sur le boulevart Bourdon.

M. Boulay. Quelques soldats de votre régiment ont-ils fait feu?

M. Briqueville. Non, Monsieur.

M. Adolphe Thibaudeau, placé derrière le banc où plusieurs rédacteurs de journaux prennent des notes, se lève avec vivacité, et s’avance au milieu de l’enceinte intérieure, en disant: Je demande a être confronté avec le capitaine Briqueville.

M. Monteix. Et moi à être confronté avec M. Grand, qui a été blessé près de l’endroit où je me trouvais.

M. l’avocat-général; à M. Monteix. Vous n’avez pas encore été entendu; êtes-vous assigné comme témoin?

M. Monteix. Non, Monsieur; je me trouve à l’audience comme journaliste, et je demande à parler sur un fait qui m’est personnel.

M. le président. Dites d’abord vos noms et profession.

M. Monteix. Je me nomme Joseph Monteix, âgé de vingt-quatre ans, propriétaire. J’étais si près de la voiture du général Lafayette, qu’une des petites roues m’a passé sur le pied, et que j’ai eu beaucoup de peine à marcher. Je me suis traîné et suis arrivé au bas du canal. On avait déjà tiré des coups de carabine ou de pistolet; je ne sais pas qui avait commence. Lorsque les dragons furent sur le pont, on tira sur eux; M. Grand a été atteint d’un coup de feu. Deux élèves de l’Ecole et moi nous avons pris par le pont, et nous avons vu et entendu des coups de pistolet tirés dans la direction des dragons

M. le président Tirait-on sur eux?

M. Monteix. Non, Monsieur, on ne tirait pas sur eux; la direction des coups venait de leur côté; c’est plus tard que l’on a tiré des coups de fusil.

M. Thibaudeau. J’ai déposé hier de ce qui s’était passé du côté de l’Arsenal. Je me suis porté à l’entrée du petit pont; je suivais le parapet de gauche; il y avait sur le parapet de droite quelques élèves de l’Ecole polytechnique avec un drapeau tricolore. L’espace entre nous était vide. Quelques gardes nationaux arrivèrent sur la barricade. Quelques dragons y arrivèrent aussi. Il y a eu un maréchal-des-logis qui a été tué. Il y a eu aussi des coups de pistolet tirés par les dragons qui chargeaient.

M. Monteix. Il faut demander à M. Grand si les dragons ont tiré sans ordres.

Un juré. Les dragons ne tirent jamais sans l’ordre de leur chef.

Si. Grand. Les dragons étaient le sabre à la main et les pistolets dans les fontes: il aurait fallu s’arrêter pour mettre les pistolets en état de faire feu.

M. le président. Capitaine Briqueville, les hommes de votre corps ont-ils pu tirer?

M. Briqueville. Les pistolets étaient dans les fontes; on ne s’occupa pas de cela; nous ne savions si nous devions avancer ou reculer, parce que nous ne voyions pas de quel côté on nous attaquait. Nous avons fait demi-tour, afin de nous ranger en bataille.

M Thibaudeau. Le capitaine Briqueville a fait arrêter devant la barricade.

M. le président, au capitaine. N’avez-vous pas dit que l’on tirait sur vous par derrière?

M. Briqueville. Oui, Monsieur, on a tiré trente ou quarante coups derrière les palissades, et c’est une de ces balles qui m’a blessé.

Me Sebire. Je répète que la défense n’est pas en état de répondre sur ce fait; elle n’entend prouver qu’une seule chose, la croyance à la provocation.

M. Crépy-Leprince, capitaine d’état-major, appelé en vertu du pouvoir discrétionnaire, a dit: Le 5 juin, entre quatre et cinq heures, je me rendis, par ordre du lieutenant-général commandant la division, au convoi du général Lamarque, pour voir si l’ordre serait troublé sur les boulevarts.

Une heure après, pendant que j’étais au pont d’Austerlitz entre les dragons et la barricade, une fusillade se fit entendre. J’étais trop loin pour reconnaître de quel côté on tirait; le bruit circula tout-à-coup que c’étaient les dragons qui avaient tiré. Je fus assailli, un groupe d’individus vint à moi, et voulut me renverser de cheval. Je me mis en route pour aller rendre compte à l’état-major de ce qui se passait. M. Destins et M. Godin, gardes nationaux, pensèrent que, si j’allais seul, je pourrais courir des dangers; ils voulurent bien m’accompagner. Je rendis compte au général Pajol de ce qui se passait, et du bruit qui courait que les dragons avaient tiré les premiers. Le général et ensuite M. le maréchal en furent très-surpris; car on avait recommandé positivement aux chefs de troupes de s’abstenir de toute agression.

Me Marie. Dans le procès du National on a lu une lettre du général Pajol au ministre; il y était dit que, suivant quelques rapports, les dragons avaient tiré sans ordre. M. le général Pajol, entendu comme témoin, a dit que cela résultait en effet des premiers rapports.

M. Crépy-Leprince. Mon rapport a été le premier; c’est moi qui ai porté à l’état-major les premières nouvelles.

M. Delapalme. Nous demandons qu’il soit adressé de nouvelles interpellations au témoin Michel, qui a été entendu hier. Je vois, d’après l’instruction écrite, qu’une partie de sa déclaration, relative à l’accusé Fourcade, a besoin d’être complétée.

M. Michel. Dans les premiers jours du mois d’août, j’ai rencontré dans la rue du Temple Fourcade, qui m’a dit: Me connaissez-vous? — Non. — Cependant c’est vous qui m’avez fait arrêter dans la journée du 6 juin. — Je lui ai répondu: Il le fallait bien, vous m’aviez compromis en apportant chez moi des fusils qui avaient servi à faire feu sur la troupe. Fourcade répliqua: Vous avez fait comme tant d’autres qui avaient l’air d’être pour nous dans la matinée du 6, et qui le soir ont changé d’opinion. Je n’ai pas changé, lui ai-je répondu, car je vous avais dit dès le matin: Que prétendez-vous faire avec votre république? vous fera t-elle tomber du ciel des allouettes toutes rôties?

Un débat très-animé s’élève entre Fourcade et le témoin. Fourcade, qui est sourd, parle avec beaucoup de véhémence.

M. Michel, s’interrompant tout à-coup, et désignant le second banc des avocats, s’écrie: Monsieur le président, on vient de m’insulter; j’ai entendu derrière ces messieurs le mot d’espion.

M. Marie. Une pareille injure ne peut sortir des rangs du barreau.

M. Michel. Je ne dis pas que cela vient du barreau, mais d’une personne placée derrière ces messieurs.

M. Trinité. Vous désignez le second rang, qui n’est occupé que par des avocats. Le reproche s’adresse à nous tous; il faut désigner la personne.

M. Michel. Je ne puis désigner personne, mais je demande que l’on me fasse justice.

M. Pitoye. Placé au premier rang, et par conséquent plus près du second rang que le témoin, je déclare n’avoir rien entendu.

M. Michel, Je demande que ma conduite soit examinée.

M. le président. C’est inutile; la cour n’a point entendu le propos.

M. Michel. Je me suis battu pour mon pays dès l’âge de quinze ans et demi. J’ai présenté ma poitrine aux Prussiens; beaucoup de gens qui sont allés aux émeutes ne pourraient pas en dire autant.

L’audience est levée à trois heures et demie, et renvoyée au lendemain matin pour entendre le réquisitoire de M. Delapalme, avocat-général.

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