À l’Opinion Publique

Sur les émeutes des 14, 15, 16, et 17 juin [1831]

Le gouvernement avait promis que les émeutes ne se renouvelleraient pas. Les citoyens de toutes les classes avaient manifesté l’opinion que les émeutes démontraient la désaffection d’une partie considérable de la population à l’égard du pouvoir; la mission de celui-ci consistait bien plutôt à les prévenir qu’à les réprimer. On sait que les émeutes sont devenues plus fréquentes; elles ne se sont éteintes qu’après avoir produit leur effet, et le gouvernement ne peut pas même se vanter de les avoir comprimées; bien loin de là, il a contribué à les prolonger par la brutalité de ses agens, et par le déploiement d’une force inutile, par conséquent irritante pour les masses qu’elle frappe sans but et sans excuse. Il importe donc qu’il soit bien avéré qu’après avoir fait naître les rassemblements par son incapacité, par son absurde système, et par les actes qu’il produit chaque jour, le gouvernement seul a prolongé les émeutes par l’emploi des moyens de répression les plus cruels et les plus lâches, extrème ressource de la faiblesse et de la peur, qui sent arriver l’heure de son destin inévitable.

Tout le monde sait que l’horloger Marchal avait maltraité un jeune colporteur qui lui offrait, pour la lui vendre, une histoire de Napoléon pendant les cent jours. Cet homme était réputémouchard du gouvernement déchu; il était connu comme carliste. Le peuple le voyant impuni pour le fait de ses mauvais traitemens, et témoin de ses nouvelles violences à l’égard des enfans qui le brûlaient en effigie devant sa porte, pensa que le gouvernement, cette fois encore, comme dans l’affaire de Saint-Germain-l’Auxerrois, refusait de faire justice. Il se crut trahi, et cette croyance, qui ne serait née dans l’esprit de personne si le pouvoir ne l’alimentait chaque jour par ses actes, prit aussitôt un caractère de généralité, et produisit une explosion, qui prouve mieux que tous les raisonnemens, la nature du sentiment qui vient d’agiter les masses. Les manifestations du peuple furent si promptes et si énergiques, qu’il n’y en eut aucun moyen de s’abuser. Trente mille individus, et non pas quelques polissons des rues, vinrent sur les boulevards; ils y vinrent pour témoigner leur mépris et leur indignation contre un pouvoir dont les actes sont si funestes à la prosperité publique et à l’honneur de la France. Il n’était plus question, dans les groupes, de l’horloger brutal, mais des griefs de la population contre les hommes qui s’acharnent, par la ruine de toutes les industries, à lui arracher son dernier morceau de pain. Tel était le texte de toutes les conversations; elles ne trouvaient tant d’approbation, queparce que chacun était pour son interlocuteur la preuve vivante de la vérité des accusations. Est-il possible, que dans cette marche ascenante de la misère générale, le moindre prétexte ne serve de ralliement? Est-il besoin de supposer des instigations, pour réunir dans un sentiment commun un aussi grand nombre d’individus? Non, il faut des causes qui aient la réalité et la généralité, qui seules agissent sur les masses. A quoi, si ce n’est à de telles causes, peut-on attribuer la persévérance des groupes à se former malgré la futilité de l’origine de l’émeute? Qu’on y prenne garde, car il y va de la vie pour ceux qui parient contre l’émeute. Les causes que nous signalons, si elles existent, sont supérieures à toutes les efforts contraires, et quand l’heure sonnera, il n’y a pas de puissance au monde capable d’empêcher leur action. C’est ici un avertissement. N’a-t-on pas remarqué les progrès de l’irritation populaire? N’a-t-on pas vu les tentatives sérieuses de résistance? le cri général de menace contre le pouvoir? Avait-on essayé jusqu’au présent d’élever des barricades? d’assaillir les troupes à coup de pierres? Avait-on tenté un mouvement subit et spontané pour prendre les fusils chez les armuriers? Voilà pourtant le fait qui caractérise la dernière émeute; un fait encore plus grave est arrivé: le peuple a appelé à lui la ligne, il s’est montré désaffectionné envers la garde nationale. Certes, si quelque chose peut amener les malheurs que la bourgeoisie redoute, c’est la continuation du rôle qu’on lui fait jouer; c’est la continuation du soutien qu’elle prête à un pouvoir qui la compromet à l’égard du peuple, sans lui offrir la force qui seule pourrait la protéger. C’est à tort pourtant qu’on accuserait la bourgeoisie elle-même; il faut le dire, pour achever d’éclairer ceux qui s’obstinent à nier la lumière. Un des plus remarquables caractères des dernières émeutes, est le petit nombre de gardes nationaux qui ont répondu au rappel. Les légions les plus renommées pour leur dévouement au ministère n’ont fourni que peu d’hommes; c’est ce qu’ont vu tous ceux qui observent avec attention, ou qui ayant de nombreuses connaissances dans la garde nationale, les ont interrogées sur la part qu’elles avaient prises à la répression de l’émeute. Voilà pourtant ce qu’on laisse ignorer à Paris et à la France. Voilà comment on achève de se faire illusion, et comment on se précipite dans l’abîme. Aussi dans son abandon, le pouvoir a employé les machinations les plus odieuses. Le préfet de police n’a pais craint d’accuser le peuple de pillage. Le pillage n’a point eu lieu. C’était un bruit concerté pour réveiller le zèle trop ralentie de la garde nationale, et, du même coup, influencer le électeurs timides. Le peuple ne s’est porté que chez un armurier: ce fait sera apprécié par tous, comme né d’une toute autre intention de celle de piller. C’est cette intention qui a fait pâlir les hommes du ministère; car c’est à ce moment que le défaut d’une direction supérieure s’est montré dans les troupes employées à comprimer le peuple; c’est alors qu’on a vu des soldats à cheval poursuivre les citoyens jusque dans les passages, et les parcourir dans toute leur longeur; c’est alors qu’on a sabré des citoyens isolés et inoffensifs, c’étaient des espèces de Saturnales de la cruauté.

Il faut que l’on sache enfin que des blessés et des morts ont été amenés à l’Hôtel-Dieu; on a vu des cadavres par trois, entassés au coin des rues et chez des marchands de vins; ceci est de notoriété publique, plusieurs journaux contiennent, à cet égard, des lettres et des articles que ne sont pas démentis.

Un homme surtout, fuyant devant la garde nationale, est arrêté dans la rue Mauconseil; pendant qu’on le fouille, il pousse un cri, et rend le dernier soupir; il venait de recevoir par derrière un coup de baïonnette qui lui avait traversé le ventre. Un officier d’état-major de la garde nationale prétend qu’on lui a tiré des coups de pistolet, du fond du café du passage du Caire; il entre dans le café, qui ne contenait que cinq personnes, la plupart occupées à jouer au domino, et parmi lesquelles étaient deux dames. Il accuse un jeune homme qui se trouvait là d’être l’auteur des coups de pistolet: sur sa dénégation, il le frappe à grands coups de l’épée, et finalement en casse le pommeau sur sa figure; après cet exploit, il fait briser les tables et les glaces du café.

Au poste de Bonne-Nouvelle, un homme est arrêté, un moment après on apprend qu’il a succombé sous les coups de crosse dont il a été frappé dans le corps-de-garde.

Il serait facile de multiplier ces sortes de récits; mais déjà les journaux ont été forcés, par la clameur publique, d’enregistrer dans leurs colonnes des faits de ce genre.

Perardel, ancien officier de cavalerie, a été assommé à coups de crosse et blessé par la bayonnette de Gardes-nationaux indignes de ce nom. Il demande à connaître les noms des lâches qui l’ont assassiné, en lui criant: Marche! marche! il aurait voulu leur apprendre à son tour comment marche un vieux soldat décoré par Napoléon.

On a vu les déclarations précises de Carré, Dalbard et Bravard, avocats, tous Gardes-Nationaux, et qui dénoncent des actes de brutalité dont on n’a jamais accusé les Gendarmes du roi déchu.

Brismontier a signalé un meurtre commis par des Chasseurs de la 5e légion, compagnie Pécourt, sur Fleuret, sous-officier de la Garde-Nationale, qui cherchait à éviter les rassemblemens des boulevards.

Napoléon Tachoux, avocat, blessé de plusieurs coups de sabre, reçoit du Capitaine auquel il adresse ses plaintes, une réponse gougenarde.

Tous ces plaignans sont membres de la Garde-Nationale; ainsi on a réussi à armer les citoyens les uns contre les autres. On ne se connaît plus, ce sont des coups portés en aveugle, qui attestent l’absence de toute direction uniforme. Ceux qui parlent si souvent contre l’anarchie, peuvent se flatter d’en avoir offert la plus ressemblante image. Mais comme il arrive dans les grands désordres, le caractère ou la valeur personnelle de chacun est sa seule sauvegarde; les lâches qui sabrent l’homme inoffensif et timide reculent devant l’homme ferme et fort.

L’imprimeur d’un journal est rencontré dans la rue Poissonnière, par un officier d’état-major de la Garde-Nationale, conduisant une troupe de Dragons: Dragons! s’écrie l’officier, sabrez moi cet homme!Le citoyen indigné saisit la bride du cheval et invite l’officier à lui donner son adresse; car, ajouta-t-il, c’est ainsi qu’un homme prouve qu’il a du coeur, et qu’il n’est pas un lâche assassin. L’officier déconcerté, voyant que les Dragons ne sabraient pas, changea son apostrophe impertinente en représentations officieuses. Je n’écoute pas plus vos représentations que vos menaces, répondit le citoyen menacé; voilà mon adresse, j’attends demain votre réponse. Le lendemain, M. Hingray reçoit un message lui apportant des excuses au nom de M. Charles Laffitte, fils de M. Eugène Laffitte. Les voilà tous! des excuses en particulier, des assassinats en masse.

Poursuivis par des groupes d’empoigneurs, quatre jeunes gens s’étaient réfugiés dans la maison de Me Cherion, rue Saint-Denis, no 170; cette Dame fit monter ces jeunes gens au premier étage; tout à coup, des Gardes Nationaux s’élancent à la suite d’un sergent, et vont saisir ces jeunes gens dans l’asyle que l’humanité leur avait offert… Il était neuf heures du soir!… des Gardes-Nationaux ne graignent pas de violer ainsi le domicile du citoyen! Ils se montrent en cela pires que les Gendarmes de Charles X, qui du moins a pareille heure s’arrêtaient à la porte.

Ces faits suffisent pour prouver le degré de brutalité et d’égarement où sont arrivés les agens d’un ministère vacillant. Mais ce qu’on ne sait pas assez, c’est que le peuple satisfait d’avoir protesté par sa Marseillaise et ses cris dans les rassemblemens du 14 et du 15 juin, ne paraissait pas disposé à les renouveler; c’est le 16, que lorsqu’ils ont vu l’émeute prête à finir, les hommes, qui s’étaient montrés tremblans et irrésolus, reprirent tout leur courage, et par l’irritation bien naturelle que leurs mesures à la fois inutiles et sanguinaires parvinrent à entretenir et à augmenter, prolongèrent les agitations pour les exploiter, sans doute, par leurs chants de triomphe au profit de leurs élections; c’est alors qu’on fit courir le bruit qu’un grand nombre de boutiques avaient été pillées. Ils n’étaient pas dans les rangs du peuple de juillet, ceux qui ont osé publier cette infamie; ils ne l’ont pas vu pauvre et sans pain, garder la banque où étaient enfermés tant de trésors, sans avoir même la pensée d’en soustraire un écu; il faut encore leur répéter la déclaration de ce commissaire de police qui rétablit l’ordre chez le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois: la foule assiégeaite la porte, menaçante et ayant franchi tous les obstacles; entrez, lui dit-on, il y a de l’or; et le peuple s’enfuit….

Et maintenant pour quelque intérêt de Cour et de coterie ils viennent calomnier ce peuple généreux! ces hommes dont la férocité vient de dépasser de bien loin celle des Delavan et des Mangin! et c’est pour un individu, c’est dans l’intérête d’un ministre, qui le 27 juillet, ferma sa porte aux étudians sabrés par la gendarmerie en face de son domicile! N’est-il pas vrai que les lâches ont toujours été les plus féroces?

Qu’ils apprennent du moins que l’emploi de moyens sembables aux leurs a toujours signalé et surtout en France, depuis 40 ans, les derniers efforts d’un pouvoir expirant; qu’on se réjouisse ou qu’on gémisse à l’aspect des émeutes: ce n’est pas là le point imporatnt; ce qui mérite une grave considération, c’est que les émeutes sont un fait supérieur apparemment au pouvoir, puisqu’elles se renouvellent malgré ses promesses; ce qu’il faut savoir, c’est qu’elles deviennent plus fréquentes, que les individus qui y participent sont plus nombreux, que leur résistance est plus opiniâtre. Qu’il survienne maintenant un de ces événemens qui ne manquent jamais, et qui font éclater, avec plus d’énergie, l’antipathie de la nation contre un système absurde et condamné par elle; que la sainte-alliance nous menace avec un peu plus d’impudeur, ou que le carlisme relève la tête avec un peu plus d’audace; et l’armée incertaine dans son obéissance, et la garde nationale réduite à quelques centaines d’hommes dévoués à tous les régimes, laisseront un libre et large cours au flot populaire. Ils iront se cacher dans les entrailles de la terre, ces hommes qui calomnient le peuple et commettent des crimes pour l’en accuser. Ils devraient au moins respecter ses vertus, s’ils ne savent pas compatir à sa misère.

Mais non, ceux qui au plus fort des derniers rassemblemens avaient déjà perdu la tête et ne savaient plus donner d’ordres, on les a vus, quand l’émeute est devenue moins menaçante, ridicules parodistes des grandes scènes qu’ils n’ont jamais comprises, parler de faire, de par la puissance du juste milieu, un nouveau 13 vendémiaire, et promener, dans Paris étonné, des canons destinés à mitrailler ce peuple trop patient.

Voilà leur courage! on peut dire aussi, voilà leur aveuglement!

Il est temps que l’opinion publique, que nous invoquons ici, achève de se détacher de ce ministère mille fois déplorable, et l’abandonne à son inévitable destin.

(Publié par la Société des Amis du Peuple.) Imprimerie de A. Parbier, rue des Marais S.-G., n. 7.

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