À cinq heures nous serons tous morts – 8

Le 7 à cinq heures du matin il me fallut m’évader en toute hâte, déjà dénoncé, j’allais être arrêté & la maison était cernée. Je m’échappai déguisé en ouvrier fouleur, & pendant deux jours j’errai ainsi déguisé, traversant à chaque instant les bandes de gardes nationaux, de mouchards & de sergents de ville. Je ne pouvais m’éloigner de ces lieux où j’avais combattu & où je voulais mourir ; de ces lieux où mes braves compagnons d’armes avaient été lâchement assassinés par des cannibales revêtus de l’uniforme national après s’être rendus prisonniers aux soldats de la ligne qui ne purent les garantir de la fureur de lâches bourreaux.

J’appris qu’après s’être défendus héroïquement pendant plus d’une heure dans la maison no. 30, 17 de ces malheureux jeunes gens, presque tous blessés plus ou moins grièvement & qui n’avaient pu s’évader par les toits ainsi que l’avait fait un grand nombre de leurs camarades, capitulèrent avec les soldats de la ligne qui s’étaient introduits dans la maison par la boutique du quincaillier & qui leur promirent la vie sauve. Mais ils avaient à peine remis leurs armes avec lesquelles ils pouvaient encore immoler un grand nombre d’ennemis, placés qu’ils étaient au 4e étage d’un escalier tournant & qui ne pouvait livrer passage qu’à deux hommes de front, que des gardes nationaux se précipitèrent sur eux, les renversèrent après les avoir arrachés des mains des soldats, & les prenant par les jambes ils les descendirent, la tête battante sur chaque marche de l’escalier, jusqu’au palier du 1er étage ; là, en présence de Madame Blanc & de plusieurs locataires qu’ils contraignirent à les éclairer, ils achevèrent le massacre de ces infortunés. L’un d’eux était percé, à terre, de onze coups de baïonnette avant de recevoir la mort !!… Un autre après avoir reçu plusieurs blessures s’était relevé & leur disait : «Lâches que vous êtes !.. Rendez-nous au moins nos armes, donnez-moi un sabre que je puisse me défendre !!.. —Ah ! tu veux un sabre, s’écrie un des bourreaux, tiens, en voilà un !..» Et tirant le sien, il le plongea jusqu’à la garde dans l’estomac de cet infortuné & le retourna dans la plaie avec un rire féroce !…. Que d’horreurs !!… & c’étaient des gardes nationaux, c’était des pères de famille qui commettaient d’aussi monstrueuses atrocités ! Misérables, les lauriers cueillis au pont d’Arcole, par les sergents Gisquet, troublaient donc votre sommeil ?..

Plusieurs autres jeunes qui trouvés dans les chambres furent précipités par les fenêtres, sans autre forme de procès, & des gardes nationaux placés dans la rue applaudissaient avec transport à cet acte de barbarie digne des plus beaux temps du fanatisme religieux ! Et les gardes nationaux s’écriaient en riant : pile-face chaque fois qu’une victime allait être précipité !!… Oh ! Que tu as de dignes camarades, infâme Philippe !!….

J’ai vu passer des charrettes qui conduisaient à la morgue les dépouilles mortelles de mes infortunés compagnons ; furieux, j’allais m’élancer sur un des gardes nationaux qui escortaient ce lugubre convoi, déjà ma main serrait convulsivement l’arme qu’elle était allée prendre sous mes vêtements, j’allais immoler au moins une victime à leurs mânes… Le bras vigoureux d’un des ouvriers de mon propriétaire qui avait pris la fuite avec moi le 7 au matin, me retint & me précipita dans une allée (rue St Méry). Il en ferma la porte sur nous. Oh ! Qu’alors la figure de cet homme était noble & belle, qu’elle était imposante & terrible à la fois. Je ne pouvais soutenir l’éclat de ses yeux… «Pourquoi vouloir mourir aujourd’hui ? me dit-il… Crois-tu donc que mon cœur soit moins déchiré que le tien ?.. Ne les ai-je pas vus comme toi ?.. Ah ! jurons plutôt, jurons de les venger, jurons de venger leur mort sur leurs bourreaux !.. Jure avec moi de ne jamais faire un seul garde national prisonnier !..» Je l’ai fait ce serment & pourtant mes lèvres n’ont pas murmuré le plus léger son…. Nos mains serrés convulsivement puis portées sur nos cœurs s’y gravèrent mieux que les plus pompeuses paroles : il ne s’en effacera point….. Hommes de la 6e légion, ah ! malheur, malheur à ceux d’entre vous qui tomberont en mon pouvoir si jamais je puis prendre part à un des combats qui doivent se livrer encore dans Paris !.. Malheur, mille fois malheur à vous, car vos corps ne me sembleront jamais assez nombreux pour l’hécatombe que je veux élever aux mânes sanglants de mes frères d’armes !.. Oh ! Vous m’avez appris comment on peut faire mourir vingt fois son ennemi, je m’en souviendrai….. À ce penser, mon sang s’allume, il me brûle, il se calcine, il corrode mes veines….. Oui ! Je le sens, on peut quelquefois trouver du bonheur dans la cruauté !

J’ai vu passer le convoi de l’adjudant-major de la 4e légion ; je l’ai suivi longtemps…. Peut-être a-t-on admiré le recueillement de cet ouvrier chapelier qui se trouvait là en habits de travail…. Oh ! Que j’étais heureux, & pourtant mes traits devaient peindre un autre sentiment que celui du bonheur…. Mes yeux devaient avoir quelque chose de farouche… Je tremblais & pourtant je n’éprouvais pas le sentiment de la peur… J’aurais désiré de pouvoir tuer encore une fois… J’aurais voulu pouvoir tuer du même coup tous ceux qui étaient là en uniforme !!…

Infortuné Bellier ! Je ne te connaissais pas alors… Maître Sébire, ton beau-frère, ce généreux défenseur de plusieurs de mes jeunes compagnons d’armes, ne m’avait pas dit tes vertus & ton ardent patriotisme… Il ne m’avait pas encore dit que les monstres qui suivaient ton cercueil t’avaient contraint à marcher contre nous en paraissant douter de ton courage, à toi vieux soldat de notre vieille armée… Ah ! J’ai versé des larmes de regret au récit que me faisait ton frère des belles actions de ta vie civile & militaire ; alors j’aurais voulu te rendre à la vie, & pourtant je ne puis me reprocher ta mort… Tu étais dans les rangs de nos ennemis, tu étais à leur tête & je ne pouvais te connaître… Oh ! Pourquoi ne suis-je point riche ? Je serais si heureux de pouvoir te remplacer près des enfants auxquels je t’ai ravi !.. Infâme Égalité ! Que de sang généreux retombera sur ta coupable tête !!….

Une chose me surprend encore aujourd’hui, c’est que je ne sois pas devenu fou. Ces pénibles scènes sont déjà bien loin de moi, & ma tête brûle encore en les retraçant ; il me semble qu’elle va se fendre…. Et pourtant je puis espérer que bientôt ils seront vengés, nos frères martyrs…. Ah ! Que je puisse voir cet heureux jour ; que je puisse y prendre part ; que je voie une patrie heureuse à l’intérieur, grande, fière & respectée à l’extérieur…. Que je voie la liberté broyer sous son pied les trônes vermoulus du despotisme qui pèsent sur la vieille Europe… Et puis, que je meure : je ne regretterai pas la vie… J’aurai assez vécu !!….

Que pourrais-je encore vous apprendre, ma bonne sœur, vous connaissez aussi bien que moi le reste de ma triste histoire ; vous savez que pendant quatre mois & jusqu’au jour de mon arrestation, je ne pus rentrer une seule fois chez moi, où les visites domiciliaires se succédaient presque sans interruption ; que pendant quatre mois je fus privé de la douceur d’embrasser mes bons parents constamments escortés de la police chaque fois qu’ils sortaient de leur domicile. Vous savez aussi que les assassins Gisquet & Cie allaient disant partout que s’ils m’empoignaient ce ne serait pas à la Préfecture qu’ils me conduiraient mais bien à la morgue. Ce propos du reste, ne m’a jamais surpris, ce n’est que par de semblables exploits que l’on gagne aujourd’hui l’étoile déshonorée.

Vous savez aussi que traqué par eux pendant quatre mois ainsi qu’une bête fauve, je ne leur échappai que par mon sang-froid [mots barrés illisibles] et comme par miracle, qu’un soir en venant à Paris je ne me sauvai de leurs mains qu’en faisant usage de mes armes. Que pendant 4 mois je ne fus jamais certain de pouvoir reposer le soir sous le même toit qui m’abritait le matin, vous savez enfin que si je fus arrêté 3 semaines avant l’époque que j’avais fixée pour me constituer prisonnier (l’époque de mon jugement), je ne le dus qu’à la trahison d’un adjudant de notre légion, le Sieur Roullier, décoré de Juillet, que je croyais un bon citoyen & qui me vendit alors qu’après avoir passé 48 heures sur la place du marché St Jacques avec les citoyens de ma section, malgré une pluie battante & continue, pour contribuer à la délivrance des condamnés politiques Cuny & Lepage, j’allais repartir pour la campagne. Je n’ai donc plus qu’à clore cette relation que je désire qu’elle vous soit aussi agréable qu’elle a été pénible pour moi.

J’ai peut-être commis des erreurs au sujet des heures ; je ne les ai fixées qu’au juger, & c’est ce qu’en semblable circonstance on remarque le moins. Quant aux taits ils sont de la plus scrupuleuse exactitude. Quant aux paroles, je me suis attaché à les reproduire le plus exactement possible, & si elles ne sont pas exactement les mêmes que celles qui ont été prononcées au moins leur sens est fidèlement rendu, mais, vous le savez, il y a 18 mois !..

En résumé 5 attaques le 5 juin, & 11 dans la journée du 6, dont la 1ere eut lieu à 2 heures ½ du matin. Dans ce nombre n’est point comprise celle qui mit les assaillants en possession de nos barricades. Toutes ces attaques constamment repoussés après un combat plus ou moins long, selon que les assaillants étaient plus ou moins acharnés, plus ou moins braves. Voilà en deux mots l’historique des deux journées de juin pour nos barricades.

Je ne vous ai fait mention que des épisodes qui sont à ma connaissance personnelle ; des fait & gestes qui ont frappé mes yeux, des paroles qu’ont recueillies mes oreilles. Je puis vous en garantir la vérité. Il m’en est, sans doute, échappé un grand nombre, mais pour tout voir et entendre, il faudrait, vous ne l’ignorez pas, ne s’occuper exclusivement que de ce soin, & Dieu sait si j’en avais d’autres.

Adieu, bonne sœur, adieu ; puissé-je bientôt vous revoir [près de trois lignes barrées, illisibles]

Me récompenserez-vous de ce travail en m’écrivant plus souvent ? Oh ! Que vous seriez aimable !

Ch. Jeanne
E.P.M.

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