Pendant ce temps les assaillants étaient arrivés à la rue de la Verrerie. Déjà ils étaient aux prises avec nos braves camarades de St Méry, lorsque mon inséparable proposa que nous nous avancions en tirailleurs jusqu’à notre première barricade. Nos frères du Cloître les tiennent en échec, nous dit-il, un peu d’aide décidera peut-être messieurs de la ligne & de l’ordre public à regagner la Seine. La barricade Maubuée me semblant suffisamment défendue, nous suivîmes son avis qui me sembla que je trouvai très sage, attendu qu’il pouvait nous empêcher de nous trouver entre deux feux, et nous arrivâmes, en passant de bornes en bornes, jusqu’à notre barricade avancée.
Trop basse, & destinée seulement à rompre les rangs des assaillants, elle ne pouvait nullement nous garantir des balles de nos ennemis ; nous nous embusquâmes dans les encoignures des portes ; la, nous n’étions forcés de nous découvrir que pour faire feu sur nos adversaires. Notre jeune rouge parvint même à se glisser jusqu’au portail St Méry, & bientôt nous eûmes la satisfaction de voir nos adversaires batter en retraite, laissant sur le carreau onze morts et quatre blessés.
Nous eûmes nous pour blessé, seulement, mon vieux lieutenant qu’une balle égratigna légèrement de l’avant-bras droit au coude, au moment où il rechargeait son fusil ; & pour notre part du butin, cinq gibernes assez bien garnies ; & dix paquets de cartouches trouvés dans les sacs. Ce ravitaillement arrivait bien à propos, car nos munitions diminuaient d’une manière effrayante ; et l’on ne nous apportait plus de poudre, toutes les communications avec nous étant à peu près coupées. On voyait déjà que, comme l’héroïque Pologne, nous étions destinés à périr…. Pourquoi se compromettre !!….
Les hourras de nos camarades restés dans les barricades nous apprirent au même instant qu’ils avaient été aussi heureux que nous ; & nous nous disposions à les rejoindre, lorsque nous vîmes des grenadiers de la garde nationale qui, un à un, deux à deux, traversaient en courant la rue St Martin de la rue de la Verrerie à celle des Lombards. —Il faut les tirer à la cible s’écrièrent tous nos hommes, pour leur apprendre à rester à leurs comptoirs ! & tous, la crosse à l’épaule et placés en ligne au milieu de la rue, ressemblaient à des chasseurs à l’affût. Messieurs les gardes nationaux pour compléter le tableau, auraient bien pu représenter des lièvres s’ils avaient été moins gros & qu’ils eussent pu courir plus vite.
Afin de ne point prodiguer la poudre, chacun tirait à son tour ; j’ajustai un grenadier qui, pour présenter moins de prise aux coups de nos tireurs, traversait la rue en solliciteur concave. Cette position n’est point avantageuse pour la course, aussi n’allait-il pas très vite & notre quasi brave adversaire fit, au milieu de la rue, une halte dans la boue ; il fut tombé le nez dans une mare qu’avaient formée les eaux de la rue qui, en cet endroit, était dépavée.
Celui qui le suivait le saisit par un pied & le traîna dans la rue des Lombards, personne de nous ne fit feu sur celui-là.
Dira-t-on, comme M. Delapalme avocat général, qu’il y avait lâcheté de notre part à tirer sur des hommes qui se sauvaient ? Mais ces mêmes hommes, quelques instants auparavant, ils nous avaient attaqués…. Ils ne s’étaient réfugiés dans la rue de la Verrerie que pour fuir le danger ; & lorsqu’ils traversaient la rue St Martin ce n’était que pour rejoindre leur colonne et, peut-être, revenir avec elle contre nous. Ainsi que le disaient nos braves, que ne restaient-ils à leurs comptoirs ?… Enfin, au lieu de fuir, que ne se défendaient-ils ?… Ils étaient au moins cinq contre un !!…
Nous en avions descendu quelques-uns, & personne ne passait plus ; je jugeai que la compagnie avait entièrement défilé : notre petit rouge s’avança jusqu’au coin de la rue pour s’en convaincre. Il revint en nous rapportant deux gibernes ; tous étaient disparus et sept étaient restés morts au coin de la rue des Lombards. Il rapportait leurs cartouches dans sa chemise & rien ne nous retenant plus, nous rentrâmes dans nos barricades. Il était environ de trois à quatre heures. Nous apprîmes de nos camarades qu’il était arrivé deux pièces de canon à St Nicolas des Champs. Bientôt, sans doute, nous dirent-ils, nous allons les entendre ronfler. Effectivement, nous les vîmes en batterie à la hauteur à peu près de la rue du cimetière St Nicolas des Champs, la garde nationale & la ligne en bataille à vingt pas environ derrière les pièces.
Je recommandai à nos braves d’entrer sous les portes cochères qui toutes étaient ouvertes, partie par bonne volonté, partie par contrainte. Il était inutile, selon moi, de s’exposer à la mort sans aucun profit pour la cause que nous défendions. Un seul homme placé à une fenêtre au 3ème étage devait faire sentinelle. Mais bientôt cette mesure devint inutile, car aussitôt que le canon gronda, la curiosité fut plus forte en nous que la crainte du danger.
Les canonniers tiraient à boulet et à mitraille ; ces projectiles faisaient un ravage affreux dans les devantures de boutiques & les façades de maisons, mais ils n’endommageaient que très peu nos barricades, après une vingtaine de coups tirés quelques pavés seulement avaient été [mot biffé, illisible] pulvérisés.
Aussitôt que l’artillerie cessait un instant de se faire entendre, nous réparions les dommages qu’elle nous avait causés. Nous étions occupés à ce travail lorsque nous vîmes encore une fois la troupe déboucher par les quais & s’avancer contre nous. C’étaient nos amis de la banlieue que poussait devant lui un bataillon de troupe de ligne flanqué de gardes municipaux. Ils arrivèrent jusqu’à l’Église St Méry, mais reçus là très chaudement ils rétrogradèrent jusqu’au marché St Jacques la Boucherie, leur tête de colonne se trouvant à la hauteur de la rue de la Verrerie qu’ils laissèrent en dehors de leur front de bataille. Tandis que de là ils faisaient [feu] sur nous, & pour détourner sans doute notre attention, un feu que nos barricades rendaient peu dangereux, & auquel nous dédaignions de répondre afin de ménager nos dernières munitions, une partie de leur colonne essayait, en passant par le marché St Jacques la Boucherie & la rue des Cinq-Diamants, de nous tourner en nous attaquant à l’improviste par la rue Aubry-le-Boucher ; mais cette rue des Cinq-Diamants est très étroite, quatre hommes au plus peuvent y marcher de front, & bien avant qu’ils ne l’eussent parcourue, douze à quinze de nose braves choisis parmi les meilleurs tireurs, étaient déjà placés de manière à décimer leurs rangs au fur & à mesure qu’ils déboucheraient dans la rue Aubry-le-Boucher.
Les premiers coups de fusil se faisaient à peine entendre sur ce point, que l’artillerie tonna de nouveau ; plusieurs coups tirés à mitraille ne nous firent aucun mal, les morceaux qui arrivaient à notre hauteur s’arrêtaient dans la barricade Maubuée ; le reste passait, avec un sifflement terrible, au-dessus de nos têtes. Les braves de la banlieue étaient moins heureux que nous ; déjà nous avions vu quelques-unes de leurs files enlevées…. Surpris, ils avaient cessé leur feu & paraissaient se consulter, mais ils restaient fermes encore, lorsqu’un boulet qui vint frapper au-dessus de leurs têtes, à l’encoignure de la rue de la Verrerie et les couvrit de débris, termina leur irrésolution : nous les vîmes se précipiter les uns sur les autres, jeter leurs armes pour courir plus vite, & bientôt disparaître à nos yeux pour ne plus revenir.
Tandis que dans nos rangs on applaudissait du bon ordre avec lequel ils exécutaient leur retraite, un éclat de mitraille vint pulvériser un pavé près de moi, quelques morceaux chassés avec force vers nous blessèrent à la cuisse un Polonais qui depuis le cinq ne nous avait pas quittés un instant ; un de ces morceaux me frappa si violemment à l’épaule droite qu’une balle avait déjà traversée en juillet 1830 que mon fusil échappa de ma main ; je crus avoir le bras brisé, mais, heureusement pour moi, j’en fus quitte pour une forte contusion. Mon bras resta noir pendant plus de trois semaines.
J’ai oublié de dire que quelques minutes avant la fuite de la principale colonne d’attaque, celle qui s’était chargée de nous tourner, avait battu en retraite après avoir perdu quelques hommes & nous avoir légèrement blessé un des nôtres.
Le canon continuant à gronder, nous nous mîmes de nouveau à l’abri et je profitai de cette suspension de combat pour voir combien il nous restait encore de cartouches, nous n’en avions plus que cent quatre vingt & quelques, non compris celles que pouvaient avoir encore les combattants ; mais plusieurs d’entre eux en demandaient & n’en avaient plus ; les autres n’en devaient plus avoir qu’une très petite quantité, aussi l’espoir que j’avais conservé jusque-là de pouvoir tenir jusqu’à la nuit du 6 au 7 s’évanouit entièrement avec celui d’être secouru. Que devais-je faire ? Laisser ignorer à mes compagnons notre état de détresse…. Mais, n’était-ce point assumer sur moi une immense responsabilité ?… Ne serais-je point comptable aux yeux de l’humanité du sang de ces hommes qui m’avaient honoré d’une confiance sans bornes ?… Non ! me dis-je, je ne les abuserai point, ils connaîtront notre position… Que ceux qui trembleront se retirent, je mourrai moi dans notre barricade avec ceux qui ne l’abandonneront pas !… Mon irrésolution fixée, je descendis avec des cartouches. Je cherchais à aligner mes périodes afin de leur faire connaître le plus brièvement possible la situation dans laquelle nous étions, & rien de convenable ne se présentait encore à ma pensée que déjà j’étais près d’eux. «Dis-moi donc, commandant, me dit un de mes compagnons, j’ai faim, moi, tandis que nous sommes là les bras croisés, fais-nous donner du pain, nous tuerons le temps en cassant une croûte. —Du pain !… Regarde ces deux pièces de canon qui sont là-bas, elles nous apprêtent notre dernier repas…. Bientôt sans doute d’autres pièces vont arriver au marché des Innocents et sur les quais… Il est quatre heures…. Dans une heure nous serons tous morts !!… —Brrrrrrr, les derniers mots n’en sont pas dits, me répondit ce brave avec un sang-froid, un air d’insouciance, qui m’étonna ; mais encore, cela n’empêche pas de manger…. Fais-nous toujours donner du pain. —Tu vas en avoir. —Mes amis, repris-je, je crains que nous puissions tenir jusqu’au soir, nous sommes à nos dernières cartouches…. Que ceux qui doivent penser à leurs familles nous quittent, il n’y a point de déshonneur à abandonner le champ de bataille quand la résistance devient impossible, qu’ils laissent seulement ici leurs armes & leurs munitions qui ne serviraient qu’à les faire arrêter, & s’il en est qui veulent défendre la barricade jusqu’à la fin, je suis des leurs, nous vaincrons ou nous périrons ensemble. —Ah ! parbleu, nous y passerons tous ensemble s’écrièrent-ils tous, lâches qui se retirent ! Il n’est pas encore dit que nous n’irons pas jusqu’à demain.» Et en disant cela, ils se partageaient quelques pains & de la viande froide que l’on venait de descendre. «Eh bien ! mes amis, leur dis-je, j’en accepte l’augure, car des hommes tels que vous ne pouvez être vaincus ; mais ne perdez pas de vue qu’il faut que nous soyons plus économes que jamais de nos munitions ; nous sommes sauvés, je le pense, si nous pouvons tenir jusqu’à la nuit, car alors non seulement il nous arrivera des munitions en abondance, mais aussi de nombreux combattants qui, vous le savez, n’attendent que le moment de pouvoir arriver jusqu’à nous ; notre longue résistance leur en donnera le courage et la nuit leur en facilitera les moyens ; ayez donc le plus grand soin de ne pas tirer un seul coup de fusil que vous ne teniez, pour ainsi dire votre homme au bout de la baïonnette ; notre affaire actuellement est bien moins de détruire un grand nombre de nos ennemis que de pouvoir garder nos barricades jusqu’à la nuit ; si nous pouvons y parvenir, je vous le répète, nous sommes sauvés ; mais sans munitions nous ne pourrions jamais y arriver.» Tous me promirent de ne pas brûler une cartouche que cela ne fût absolument utile ; ils renouvelèrent cette promesse à un élève de l’École polytechnique, combattant de Juillet qui, revêtu d’un habit bourgeois, n’était arrivé jusqu’à nous qu’après avoir plusieurs fois couru danger de la vie. Ils tinrent scrupuleusement parole. Mais la France devait encore gémir quelque temps sous le joug honteux du plus vil et du plus lâche de tous les tyrans !!…
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