À cinq heures nous serons tous morts – 1

Lettre de Charles Jeanne à sa soeur

Du Mont St Michel, le 10 décembre 1833.

Bonne & aimable soeur,

Je puis enfin vous envoyer cette relation que vous m’avez demandée ; & la satisfaction que j’éprouve à satisfaire le désir que vous m’avez manifesté, serait bien plus grande encore, si je ne craignais que ce travail, fruit de quelques veillées bien douces puisqu’elles vous étaient consacrées, ne vous fît plus le même plaisir en raison de ce que vous avez dû l’attendre trop longtemps.

Croyez pourtant, je vous en prie, que je me serais empressé de vous l’envoyer beaucoup plus tôt si la relation que j’avais faite dans le temps pour le docteur P….., ne m’avait été soustraite ; car, je ne pense pas que je puisse l’avoir perdue.

Dix-huit mois déjà se sont écoulés depuis les deux glorieuses et néfastes journées dont vous avez exigé que je vous trace quelques-uns des tristes épisodes ; et bien des inquiétudes, bien des chagrins sont venus depuis ce temps effacer de ma mémoire, non le souvenir des belles actions et du courage surhumain de mes compagnons d’armes mais un grand nombre de détails dont la couleur locale aurait pu, sous une plume plus exercée que la mienne, donner de la vie & du mouvement à l’esquisse de ce grand & sublime tableau. Cette esquisse, vous la trouverez, sans doute, pâle et décolorée, quoique pourtant, j’aie essayé à reproduire, autant qu’il m’a été possible, tout ce qu’alors j’éprouvai de déchirant en voyant les espérances dont nous nous berçâmes un instant, totalement anéanties ; mon désespoir & celui des braves qui m’entouraient alors que nous dûmes renoncer, pour longtemps encore peut-être, à l’espérance de délivrer notre belle patrie du joug avilissant qui pèse sur elle, & l’écrase encore aujourd’hui. Enfin, j’ai retracé, autant que me l’ont permis mes souvenirs, une partie des actes de cruauté que des cannibales, couverts de l’uniforme national, exercèrent sur ceux de mes infortunés compagnons qui, après s’être réfugiés dans la maison no. 30 et, croyant à la loyauté des vainqueurs, se rendirent prisonniers alors qu’ils avaient épuisé tous les moyens possibles de défense.

Puisse, ma bonne soeur, ce récit, qui plusieurs fois m’a arraché des larmes de rage, en me déchirant l’âme au souvenir de mes infortunés compagnons, vous paraître un gage du profond & inaltérable attachement que vous m’inspirez. Vous seule pouviez me contraindre à retracer un tableau que j’éloigne autant que je puis de ma pensée.

Depuis l’âge de la raison, ma seule passion, le rêve de tous mes instants, fut la liberté de ma patrie, l’égalité politique pour tous les citoyens, l’abolition des privilèges ou monopoles, en un mot, la réalisation de toutes les espérances de bien-être et de bonheur qu’avaient fait naître les immortels efforts de nos pères lorsqu’ils brisèrent le joug avilissant du despotisme sous lequel leurs aïeux courbèrent la tête pendant tant de siècles; aussi lorsque le 26 juillet 1830, un Bourbon osa violer la charte, mon coeur répondit par un cri de joie au cri de douleur et d’indignation que poussa la France entière… Je vis naître l’aurore de la liberté!!…

Le 27 vit exciter les masses à la résistance; le 27 vit combattre le despotisme les armes à la main… Atteint le 28 de quatre blessures graves, je ne pensai pas avoir assez fait oeuvre pour la patrie, & quoique blessé de nouveau deux fois le 29, je ne cessai de combattre qu’alors qu’épuisé par la perte de mon sang, je perdis connaissance et fus transporté à l’ambulance de la Bourse. Oh! Que j’étais heureux alors que déjà je voyais ma patrie libre et fière devenue l’admiration & le modèle des autres peuples de l’Europe… Oh! Que j’étais fier d’être Français et que mes souffrances me semblaient douces… Rêve enchanteur, tu fus suivi du plus affreux réveil!… Je’entendis des clameurs, des cris que semblaient inspirer le bonheur & la joie; nous nous étions battus pour la liberté, & nous avions un roi!… Nous avions versé le plus pur de notre sang pour repousser toute une génération de Bourbons & l’on nous rendit un Bourbon!!! Mon désespoir fut extrême et les promesses de l’Hôtel de ville le calmèrent à peine. Aussi ce sentiment joint à celui de la vengeance se réveillèrent-ils plus violents que jamais lorsque j’eus acquis la triste certitude que la déception seule était une vérité.

L’infâme Casimir-Périer mourut; le lendemain les colonnes du Moniteur annoncèrent pompeusement à la France entière qui n’en crut rien, qu’elle avait versé sur le cercueil de ce monstre, les pleurs de la reconnaissance, de l’admiration et des regrets.

Cette mort fut bientot suivie de celle du sincère & courageux ami du peuple et de l’armée; du brave et immortel Lamarque. Les patriotes se réunirent et convinrent qu’ils assisteraient à son convoi, tant pour honorer la mémoire du citoyen illustre, qu’afin de prouver au monde entier que si certains salariés de l’État joints à toute la tourbe de la police avaient suivi le cercueil de Périer; celui du député fidèle et consciencieux pouvait seul réunir une population amie du pays & de la liberté. D’une cérémonie funèbre, des patriotes voulaient faire ressortir une énergique protestation. Ils ne voulaient faire quúne démonstration politique, un enseignement au pouvoir, & nullement une révolution: pour eux le temps n’était pas encore venu; la monarchie n’était pas encore assez usée! Mais l’ignoble police avait pris ses mesures, elle avait juré d’ensanglanter les rues; il lui fallait un coup de collier… Elle fit élever un drapeau rouge… elle fit arborer un drapeau de sang, emblème que repoussent les républicains de 1830, & qu’ils répudieront toujours! Les citoyens furent mitraillés sans sommations légales; la mort parcourut nos rangs et lorsque le désordre s’y fut introduit, on lança sur nous des dragons dans l’espérance d’exterminer d’un seul coup tous les patriotes convoqués à cette pieuse cérémonie… horrible guet-apens!… On ne nous accorda pas une pause pour relever nos blessés, enterrer nos morts!… sur le cercueil de notre général, on assassina les citoyens qui venaient rendre un dernier hommage à ses vertus & lui dire un éternel adieu!..

De nouvelles décharges de mousqueterie se firent entendre, un cri de rage & de douleur, un cri de vengeance terrible & prolongé y répondit de toutes parts. Les sabres furent tirés… Il n’y avait plus d’issue; on exhaussa des barricades, la fusillade recommença et je vis tomber près de moi un artilleur & un garde à cheval, tous deux mes amis… Vieillards, femmes, enfants, étaient exposés au même danger que nous… L’indignation fut à son comble!…. On leur cria d’une voix unanime: « Traîtres! Brigands! nous nous reverrons ce soir. » Et chacun des acteurs patriotes de ce triste drame abandonna, en se retirant dans la protection des gardes nationaux qui pour toute arme n’avaient que leurs sabres, la dépouille mortelle du vainqueur de Caprée aux profanations des sicaires de Philippe-Egalité!

Je redescendis les boulevards et aidai les gardes nationaux à désarmer les postes militaires du Jardin Beaumarchais & de la Gaillotte, alors ils appelaient les citoyens aux armes et engageaient ceux auxquels ils remettaient les fusils qu’ils arrachaient aux soldats, à se pourvoir de poudre & de balles. Ils leur juraient qu’ils allaient les rejoindre aussitôt qu’eux-mêmes ils auraient pris chez eux leurs fusils et leurs gibernes…

Ne devais-je point croire que le dernier jour de Philippe était arrivé? Je courus prendre mes armes & prévenir mes décurions qu’il fallait à l’instant réunir leurs hommes & venir me rejoindre hôtel Jabacq, Rue St Martin. Je connaissais dans les maisons de ce lieu bon nombre de patriotes qui n’attendaient que le moment d’agir; l’instant de faire semblait être venu; il fallait saisir l’occason aux cheveux.

J’avais fixé ce lieu pour point de réunion parce que, depuis longtemps, je le regardais comme position importante propre à être fortifiée en peu de temps, et capable d’arrêter longtemps l’ennemi pour peu qu elle fût bravement défendue. Cette position est en effet précieuse; la cour Jabacq & celle du numéro 30 permettent la retraite ou les sorties par la rue St Méry; on peut correspondre avec le marché des Innocents par la rue Aubry-le-Boucher, avec la rue St Denis par celle de Venis & la cour Batave, avec la rue aux Ours par la rue Quincampoix, avec le Marais par la rue Maubuée; enfin, & ce qui est non moins précieux, on est à deux pas de l’Hôtel de Ville qui, en révolution, doit être le centre de toutes les opérations des insurgés.

Il y avait à peine un quart d’heure que j’étais arrivé & déjà quatre-vingt-onze des braves de ma centurie m’avaient rejoint: en un instant, et comme par enchantement, trois fortes barricades furent élevées, la première à l’encoignure de la rue St Méry la laissait à l’extérieur & coupait à angle droit la rue St Martin, la seconde prenant la première aussi à angle droit, barrait la rue Aubry-le-Boucher; enfin la troisième élevée au coin de la rue Maubuée laissait cette dernière rue dans l’intérieur de nos retranchements.

Une maison en construction rue Aubry-le-Boucher, près la rue St Martin, nous facilita l’exécution de ces moyens de défense; les charpentes, les moellons, joints aux pavés que l’on arrachait continuellement, s’entassaient avec une rapidité prodigieuse: une quantité considérable de plâtras, porté à dos dans des hottes de manoeuvres trouvées dans le bâtiment servait à remplir les interstices et consolidait nos travaux. Une énorme voiture de farinier que nous avions renversée & remplie de pavés faisait, en quelque sorte, la moitié de la barricade St Méry: enfin deux heures après, nos deux premières barricades avaient près de six pieds d’épaisseur sur cinq pieds d’élévation, et se trouvaient crénelées dans toute leur étendue. Celle de la rue Maubuée seule était faible encore, mais pourtant en bon état de défense.

Un de nos braves trouva dans les plâtras qu’il remuait, & à deux pieds environ de profondeur, un fusil de munition chargé, amorcé, & armé de sa baïonnette.

Nous avions à peine terminé ces barricades, que je m’empressai de distribuer mes nommes par postes séparés & distincts: bon nombre de braves étaient venus nous joindre, nous étions alors cent vingt combattants environ; mais dans ce nombre étaient compris une quinzaine de jeunes gens de 14 à 16 ans, ils voulaient combattre, mais devais-je, avant que l’impérieuse nécessité ne m’en fit une loi, les exposer, si jeunes, à la mort qui bientôt allait planer sur nous?… Cette pensée de la destruction qui menaçait ces têtes si intéressantes pour la plupart, me fit frémir; et je me promis de les placer de manière quíls ne  courraient que peu de danger. Bientôt l’occasion se présenta et je mis à exécution le dessein que j’avais conçu.

De toutes parts on nous apportait des paquets de poudre & quelques balles; nous avions enlevé le plomb des gouttières: Mais avec tout cela, il fallait faire des balles & des cartouches: Je pris tous mes jeunes gens, à l’exception de trois ou quatre qui me répondirent qu’ils étaient venus là pour se battre, & dont je ne pus par aucun raisonnement ébranler la résolution, et les plaçant dans la maison numéro 30, qui nous servait de quartier général, je chargeai 4 d’entre eux de couler des balles tandis que les autres allaient confectionner des cartouches. Un médecin, le docteur m…. de R……., & un chirurgien, le citoyen N… d’Al……, formèrent une ambulance dans l’intérieur de nos barricades pour ceux d’entre nous qui seraient blessés. Un autre ambulance fut établie non loin de nous, rue St Martin numéro 12 ou 14 par les soins des habitants de cette maison pour recueillir & soigner les assaillants blessés. Ce premier devoir rempli, je conservai dans l’intérieur des barricades quarante hommes armés de fusils de munition; puis les 4 à 5 jeunes gens qui ne voulurent point abandonner ce poste, & je répartis le reste de mes frères d’armes, presque tous armés de fusils de chasse ou de carabines, dans diverses maisons, d’où ils pouvaient, en faisant un feu croisé & plongeant sur nos ennemis, en détruire un grand nombre, tandis que les combattants de la barricade les arrêteraient par un feu roulant & bien nourri. Des pavés que j’avais fait placer [sur] les fenêtres jusqu’à la hauteur de ceinture d’homme, mettaient nos tirailleurs à l’abri des balles qui, tirées de la rue, s’arrêtaient sur ces pavés ou bien allaient se perdre dans les plafonds. Aussi deux hommes seulement furent-ils blessés à la tête, mais très dangereusement.. emportés par leur courage, ils s’étaient trop avancés en dehors afin de mieux ajuster.

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