À cinq heures nous serons tous morts – 7

Une seconde fois le canon cessa de se faire entendre. La ligne et la garde nationale s’avancèrent ; arrivées à deux cents pas de nous, elles commencèrent le feu en marchant toujours au pas de charge. Nous étions tous baissés derrière la barricade, nos fusils passés dans des meurtrières formées par l’écartement des pavés. L’élève de l’École courait de l’un à l’autre en répétant à chacun : ne tirez pas, mes amis, ne tirez pas ! laissez approcher !.. à dix pas ! à dix pas mes amis !.. & pas un seul coup de fusil ne fut tiré de notre part qu’alors que le commandement feu !.. poussé d’une voix forte et assurée par l’Élève, nous instruisit que le moment de vaincre ou de périr était arrivé.

Je jetai sur nos hommes un coup d’oeil rapide ; leurs figures sombres mais calmes, leurs regards terribles dans lesquels respirait le courage du désespoir, annonçaient qu’ils avaient formé l’immuable résolution de périr là, mais de ne tomber que sur des monceaux de cadavres. Pour moi une pensée plus rapide que l’éclair me déchira le cœur ainsi que l’aurait pu faire le trait le plus aigu ; je songeai à mes bons & vieux parents que je ne reverrais plus jamais… je sentis ma poitrine se serrer au souvenir de leurs caresses…. Mais ce court instant d’angoisse loin d’abattre mon courage sembla y ajouter encore ; je venais de leur faire mes derniers adieux…. Animé par le désespoir, il me sembla que j’étais devenu invincible.

Nous fîmes feu ; le résultat en fut terrible. C’était à bout portant, & chacun de nous avait choisi sa victime ; chaque balle immola plus d’un adversaire. La confusion se mit un instant dans les rangs ennemis, & déjà nos fusils étaient rechargés qu’ils n’étaient point encore revenus de la stupeur où les avait plongés la mise hors de combat d’une partie de leurs chefs. Jamais je crois je n’avais chargé mon arme avec une si grande vivacité… leur feu & le nôtre se croièrent ; nous étions rapprochés à ce point que j’eus les cheveux, les sourcils et les cils brûlés, & pourtant je ne fus pas atteint…. Nous rechargeâmes avec la même vivacité, & sans nous servir de la baguette de fusil (en frappant la crosse à terre) & lorsque la fumée, qui nous entourait d’un rideau que ne pouvait pénétrer l’oeil se fut un peu élevée, nous vîmes la crète et le pied extérieur de notre barricade, couverts de cadavres de nos ennemis. Les assaillants avaient rétrogradé, ils étaient à 50 pas de nous. Genoux-terre, mes amis, m’écriai-je, & tirez juste ! Un feu roulant s’engagea alors de notre côté ; ils y répondirent par un feu de peloton bien nourri mais qui, grâce à notre barricade, ne nous fit aucun mal. Enfin nous les vîmes encore une fois battre en retraite. Nous n’avions eu que deux hommes blessés, encore l’un des deux ne l’était-il que très légèrement, mais plusieurs d’entre nous avaient vu leurs vêtements percés de balles ; mon vieux compagnon d’armes en avait eu sa redingote criblée. Son chapeau qu’il retrouva à terre était percé de trois balles ; les maladroits, dit-il en souriant, ils tirent trop haut !.. Un jeune homme qui était près de moi & qui avait son mouchoir dans sa casquette, trouva deux balles dedans. Je suis encore à concevoir comment la moitié de nous autres n’est pas restée sur le carreau.

Nous comptâmes 17 morts, tant sur la barricade qu’à l’extérieur ; tous étaient militaires, les gardes nationaux avaient pensé sans doute que la politesse leur faisait une loi de céder le pas à la troupe & poussés par la modestie, ils avaient pris rang à l’arrière-garde. Un sergent était tombé couché dans la longueur de la barricade, son fusil sur lui. Nous ne nous donnâmes pas la peine de les enlever, ce que nous avions fait jusque-là, nous prîmes seulement leurs cartouches, malheureusement pour nous, il ne leur en restait que fort peu.

Nous avions à peine eu le temps d’étancher la soif qui nous dévorait, que le canon gronda de nouveau ; mais l’artillerie était plus rapprochée de nous & se trouvait à peu près à la hauteur de la rue Michel-le-Comte ; bientôt nous vîmes notre malheureuse barricade voler en éclats…. & nous ne pouvions la défendre !!… Il n’en resta bientôt plus que la base qui jusqu’à la hauteur de 3 pieds à 3 pieds ½ présentait aux boulets une épaisseur de six pieds, y compris le gradin intérieur.

Cette barricade devenue facile à franchir, ne nous offrait plus le secours nécessaire pour compenser l’inégalité des forces qui s’étaient opposées ; pour obvier à cet inconvénient nous nous embusquâmes dans les portes cochères qui, des deux côtés de la rue, avoisinaient nos fortifications détruites. Huit à dix des nôtres se placèrent à l’encoignure de la rue Maubuée, & dans cette position nous attendîmes l’ennemi qui ne tarda pas à s’avancer. Les assaillants ne tentèrent cependant pas de s’approcher de la barricade d’aussi près qu’ils l’avaient fait à l’attaque précédente. Placés ainsi que nous des deux côtés de la rue, ils faisaient à notre exemple la guerre en tirailleurs, quant à nous, disséminés dans toutes les portes, nous ne pouvions plus agir avec ensemble ; aussi nos munitions furent-elles bientôt épuisées.

En voyant notre feu se ralentir et s’éteindre, les assaillants se rapprochèrent, quoiqu’avec précaution, ils craignaient sans doute [mots barrés, illisibles] un nouveau piège…. Ce fut alors qu’une grande partie de nos hommes, qui n’avaient plus de munitions, sortit des embuscades en s’écriant : à l’état-major ! À l’état-major !.. À ce cri le reste des combattants imita leur exemple.

En nous voyant battre en retraite, les assaillants s’avancèrent ; déjà une compagnie du centre avait franchi la barricade & se trouvait coupée de la colonne d’attaque par les nôtres qui embusqués dans la rue Maubuée & joints à quelques autres patriotes arrivés malheureusement trop tard, nourrissaient un feu très vif qui déjà avait couché sur le carreau un assez grand nombre de nos ennemis pour avoir fait reculer les autres. N’osant point s’avancer seule et redoutant le danger de franchir de nouveau la barricade, sous le feu de nos amis, pour rejoindre le gros de la colonne, cette compagnie était restée sans faire aucun mouvement, mais tenait la rue dans toute sa largeur. La rue St Méry était déjà occupée par la ligne ; un nombre assez considérable de troupes s’avançait des quais par la rue St Martin, & pour mettre le comble à l’embarras d’une position déjà désespérée, une pièce de canon braquée au bout de la rue Aubry-le-Boucher, commençait à faire un feu très vif & à mitraille sur les croisées du no. 30… «Mes amis, dis-je à ceux qui m’entouraient encore, si nous entrons dans la maison, nous sommes pris & fusillés : la rue Maubuée tient encore & nous n’avons devant nous qu’une compagnie de conscrits….. Courons sur elle & tâchons de percer à la baïonnette… Allons, mes amis ! Qui veut me suivre ?…» Moi, moi, moi… répondirent quelques voix, mais à l’explosion d’un coup de canon qui nous renversa deux hommes tous se précipetèrent dans la maison… nous restâmes onze !.. Déjà nous entendions nos camarades amonceler derrière la porte cochère des pierres & les pavés, déjà aussi la colonne qui s’avançait des quais & qui avait franchi le cloître St Méry, malgré la fusillade des patriotes qui s’y étaient renfermés, était à peine à 50 pas de nous, lorsque m’adressant aux dix hommes qui étaient restés près de moi : «Êtes-vous bien décidés, mes amis ?.. —Oui ! Oui ! mieux vaut mourir en combattant !!… —Eh bien ! courons, & que le feu ne nous arrête pas…. À la baïonnette & par la rue Maubuée !..»

Nous nous élançons sur la ligne, la baïonnette en avant ; soit surprise de sa part, soit dédain de notre petit nombre, elle ne fait pas feu & croise seulement la baïonnette. Nous n’avions pas quitté notre droite afin d’être plus près du but vers lequel étaient dirigés nos derniers efforts, & par un mouvement plus prompt que la pensée, je saisis mon fusil de la main gauche & le tenant dans une position verticale je n’engage dans les baïonnettes alors par un mouvement brusque du bras gauche vers la droite, je parviens en me lançant de tout mon poids, à déranger celles que je venais d’engager en les portant vers le mur. Profitant habilement & avec vivacité de ce mouvement, les hommes qui me suivent se jettent en avant, & parviennent, en tuant ou blessant quelques hommes, à faire une trouée…. Nous voyons la rue Maubuée… Nous y sommes !!… Mais on nous poursuit & pour nous laisser arriver les nôtres ont cessé leur feu dès qu’ils nous ont aperçus, la troupe a profité de cette circonstance, elle est dans la rue…., alors des fenêtres, un déluge de vaisselle, de pots à fleurs, d’ustensiles de ménage tomba sur la tête de ceux qui nous poursuivent en faisant feu sur nous, & force est à eux, pour ne point être écrasés de s’arrêter & de battre en retraite. (J’ai entendu dire qu’il avait été jeté jusqu’à un forte-piano, cependant je ne donne ce fait que comme ouï-dire, encore bien qu’il m’ait été raconté par un très honorable citoyen). Nous avions dépassé ceux des nôtres qui soutenaient encore le feu embusqués dans quelques allées ; nous étions sauvés des mains de nos ennemis, mais nous ne l’étions point encore de leurs balles, lorsqu’une porte d’allée nous fut ouverte… Nous nous y précipitâmes, & alors seulement nous pûmes nous compter. Nous étions huit !!.. Trois de nos frères étaient tombés…. Heureux, s’ils sont tués !, nous écriâmes-nous spontanément, leurs souffrances sont terminées…

Cinq d’entre nous étaient blessés. L’un avait reçu un coup de baïonnette à l’épaule gauche, & un second coup à l’avant-bras gauche ; un second en avait reçu un coup à la partie supérieure & antérieure de la cuisse gauche ; un troisième qui déjà avait été atteint d’une balle au jarret, venait d’en recevoir un autre qui lui avait fortement déchiré la fesse droite ; des deux autres, l’un avait la main gauche légèrement écorchée & l’autre avait eu les côtes du côté droit sillonnées par le fer d’une baïonnette ; la plaie était très légère.

On les pansa avec le plus grand soin ; les personnes qui nous avaient accueillis eurent pour nous toutes les complaisances imaginables ; nous y restâmes jusqu’à la chute du jour. De temps en temps nous entendions de fortes explosions de mousqueterie, je crus que les nôtres avaient repris l’avantage, que peut-être, il leur était arrivé du renfort…. Et pourtant j’avais vu toutes les issues occupées par des masses de troupes… j’étais comme un fou. Je voulus pour ne pas rester plus longtemps dans cette horrible incertitude, mille fois plus cruelle que le supplice le plus atroce. J’en fus empêché par notre généreux hôte qui pour m’en ôter mit la clé dans sa poche. «Restez, mon ami, restez, me dit-il, sortir actuellement ce serait indiquer la retraite de vos compagnons, compromettre leur existence et la mienne, ce serait vous faire tuer sans résultat, sans profit pour la cause commune. Que voulez-vous ! C’est une affaire manquée, un sang bien généreux perdu… Puisse-t-il retomber sur la tête du monstre qui le fait couler !!… En faisant arborer le bonnet & le drapeau rouge, l’infâme police a fait un coup de maître !.. Il est bien malheureux que quelques jeunes têtes pour qui tout ce qui est nouveau est ce qu’il y a de mieux, se soient enthousiasmées de ces signes et les aient promenés par la ville : ils ont fait plus de mal que jamais ils n’en pourront réparer…»

Enfin notre hôte nous laissa partir en prenant toutefois la précaution de ne nous laisser sortir qu’un à un & à quelque distance les uns des autres ; il garda seulement les deux plus grièvement blessés affin de les faire soigner chez lui.

Tout était fini… Tout était calme, silencieux comme le tombeau… L’ordre régnait sur Paris !!… La troupe, la police, la garde nationale encombraient la rue St Martin ; des sentinelles étaient placées de distance en distance dans toutes les rues adjacentes & je dus répondre au qui-vive de deux factionnaires avant d’arriver à ma porte. Accablé de fatigue je me jetai sur mon lit ; je ne pus y trouver qu’un repos plus fatiguant que la veillée.

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