Ces deux attaques successives avaient pu durer environ une heure ; nous restâmes alors à peu près une demi-heure tranquilles ; & je pense qu’il était environ une heure ou une heure 1/2 quand un de nos jeunes éclaireurs vint nous dire qu’une colonne de la ligne s’avançait par la rue St Denis et que probablement nous allions être attaqués par la rue Aubry-le-Boucher. À l’instant les mêmes dispositions déjà prises dans l’attaque précédente furent prises de nouveau. Bientôt nous vîmes paraître les assaillants, qui s’arrêtèrent au cri de halte, au pied de notre barricade avancée.
Il nous sembla voir que les officiers se concertaient, & bientôt nous vîmes un sous-officier s’avancer vers nous, & s’arrêter au centre des deux barricades. Il demanda qu’un parlementaire fût à lui ; mon premier mouvement fut celui de m’élancer vers lui mais un vieux militaire, ancien officier de l’Empire qui m’avait pris en amitié, & qui depuis le 5 avait toujours combattu près de moi, me retint brusquement par mes buffleteries, & me dit non moins brusquement : «où vas-tu, f…. bête ? Te faire faire prisonnier par ces b…… là ?… Tu seras bien avancé, n’est-ce pas, quand tu auras attrapé un déjeuner de 3fr 14s ?… Reste ici, c’est ton poste ; s’ils veulent nous parler, qu’ils forment les faisceaux & qu’ils viennent à nous ; mais à distance respectueuse pourtant !»
Je l’avouerai, la pensée d’être fait prisonnier m’effraya ; il m’était égal d’être tué en combattant, je m’y attendais, et mon sacrifice m’était fait ; mais être immolé sans pouvoir me défendre !!… mais subir tous les mauvais traitemens dont on nous avait dit qu’avaient été accablés ceux qui avaient eu la faiblesse de se rendre !… Je ne le dissimulerai pas, ces diverses pensées qui plus rapidement que l’éclair, se présentèrent à mon esprit, me firent frémir. Je ne craignais pas la mort ; je l’ai, je crois, suffisamment prouvé en mainte occasion ; mais la peur du martyr me fit pâlir, & je restai. J’engageai alors le sous-officier à s’approcher hardiment de nous, je lui jurai que sa personne serait respectée ; mais la même crainte qui s’était emparée de mon esprit agitait sans doute le sien : il ne voulut pas aller plus loin. Déjà, après avoir attendu quelques secondes, il se disposait à rentrer dans les rangs, lorsque ce jeune garçon dont j’ai déjà parlé (le jeune homme de 14 à 15 ans, rouge de cheveux, petit & fluet) lui cria de l’attendre et s’élança sur la barricade. «Mais, malheureux, lui dit mon vieil officier, tu vas te faire tuer !… —Eh bien ! ce sera un homme de moins ; s’ils me tuent, vous me vengerez !!…» Bientôt après, il s’entretenait avec le sous-officier, puis avec un lieutenant qui vint les rejoindre. Nous ne pouvions entendre ce qu’ils disaient, mais nous pouvions en quelque sorte le deviner aux gestes expressifs de notre jeune parlementaire ; souvent il se tournait vers nous, indiquait de la main & nos barricades & nous, & la maison en construction & les fenêtres garnies de combattants qui appuyés sur leurs armes n’attendaient qu’un signal pour commencer un feu terrible. Sa physionomie respirait l’enthousiasme le plus vif ; il était admirable !… Peu d’instants après, accompagné de ses deux interlocuteurs, il se dirigea vers le gros des assaillants ; nous vîmes bientôt le commandant & un grand nombre d’officiers l’entourer ; il leur parla quelques instants, donna la main à plusieurs d’entre eux, & nous rejoignit en courant. Notre premier mouvement fut de le presser dans nos bras, & le second de l’interroger. «Ne craignez rien, nous dit-il, ce sont de bons enfants ; ils ne veulent pas nous combattre & ne demandent qu’à traverser nos barricades, ils ne s’y arrêteront pas, & je leur ai promis que le passage allait leur être livré.» Généreux & noble enfant ! Il jugeait les hommes avec son expérience de 15 ans !!… Que de déceptions l’attendent avant de les connaître même superficiellement ! Nous ne pûmes que très difficilement lui faire comprendre que cela était non seulement imprudent, mais aussi impossible ; que c’était nous livrer à la discrétion de l’ennemi qui, une fois dans nos barricades, pouvait s’y établir… —Mais, ils ont juré le contraire ! J’ai donné ma parole ! répétait-il toujours : c’était là son plus grand chagrin.
Tandis que nous cherchions à lui faire comprendre que nous ne pouvions exécuter la capitulation, les assaillants, après avoir quelques instants attendu l’autorisation d’avancer, se disposant à le faire en vertu de l’axiome : qui ne dit rien consent ; une partie des leurs avait déjà franchi la barricade avancée, lorsqu’un nouveau cri de halte, & les fusils à l’instant braqués sur la barricade & aux fenêtres leur apprirent que nous n’avions pas ratifié la capitulation verbale de notre parlementaire inconsidéré. Ils s’arrêtèrent de nouveau & le même officier qui était déjà venu au-devant de notre jeune & crédule compagnon d’armes s’avança pour la seconde fois. Honteux de ma première faiblesse, & suivi de mon inséparable, je m’élançai vers lui. Arrivé là où il m’attendait, je lui fis observer que nous ne pouvions lui accorder le passage qu’il demandait ; qu’une semblable proposition devait à bon droit nous surprendre, & que nous ne pouvions la considérer que comme une piège, une ruse de guerre, mais que cette ruse était trop grossière pour que des hommes qui connaissaient leur affaire pussent s’y laisser prendre. «Je vous donne ma parole d’honneur, me répondit-il, en portant la main à sa poitrine, que c’est sans aucune arrière-pensée que nous vous adressons cette proposition ; notre seule & unique intention est de prévenir l’effusion du sang : nous avons reçu l’ordre de traverser les barricades et si, comme je crois m’en apercevoir, vous avez été militaires, vous devez savoir qu’à quelque prix que ce soit, le soldat doit exécuter les ordres qui lui ont été donnés. En nous facilitant le passage, vous aurez épargné l’effusion d’un sang généreux ; celui des vôtres & des nôtres, car nous sommes tous Français, & pour nous l’honneur sera sauf. Consultez donc vos camarades, engagez-les à ne point s’opposer à ce que nous demandons, & recevez de nouveau mon parole d’honneur que non seulement nous nous empresserons de traverser vos barricades, mais encore que pas une pierre ne sera dérangée. —Mon camarade, reprit mon vieux compagnon, j’ai été militaire aussi, et sans doute plus longtemps que vous ; comme vous j’ai porté l’épaulette, mais si l’ordre m’avait été donné contre mes concitoyens, contre des braves qui combattent pour la liberté, sacré vingt Dieux !, j’aurais mis mes épaulettes dans une poche & j’aurais brisé mon bancal !» Je vis le rouge monter au visage de l’officier, & je m’empressai d’interrompre le trop pétulant orateur qui ne cessa de murmurer entre ses dents : «Des paroles d’honneur ! des paroles d’honneur ! croyez-y donc quand ce sont des philippistes qui vous les donnent !… J’aimerais mieux compter sur une cartouche mouillée, sacré vingt Dieux !..» Il ne cessa, dis-je, qu’alors que me retournant vers lui je lui eus dit : lieutenant, qui commande ici ? —Toi, b….. de blanc-bec, & je ne m’en plains pas, car tu fais assez joliment manoeuvrer ton escadron. Mais, sacré vingt Dieux !… Alors, lieutenant, si vous ne pouvez vous taire, faites-moi le plaisir de regagner votre poste. —Mon poste est auprès de toi, mille Dieux ! Je ne te quitterai pas. Mais, parle…. je vais fumer ma pipe & veiller au grain.» Alors, m’adressant à notre adversaire : «Citoyen, lui dis-je, si comme j’aime à penser puisque vous le dites, vous désirez épargner l’effusion du sang, je vais vous indiquer le seul moyen d’arriver à ce but : retournez sur vos pas. —Geste négatif. —Et pourquoi ne le feriez-vous pas ? où donc serait la honte ?… Le militaire français serait-il donc encore un automate armé ?… Serions-nous donc encore au temps où il croyait devoir égorger sans remords & sans pitié père, mère, parents, amis, concitoyens, & cela en vertu d’un ordre supérieur, sans réflexion aucune, sans oser même se permettre l’expression du regret ?… Je ne le pense pas. Eh bien ! camarade, que trouverez-vous derrière ces barricades ? Des concitoyens, des amis, des parents peut-être !… Dans tous les cas, vous y trouverez des hommes qui combattent pour leur liberté, pour la vôtre, pour le bonheur de tous enfin… des hommes qui ne vous enverront la mort qu’avec peine, qui regretteront que vous ayez été sourds à la voix de la raison, qui s’estimeraient heureux de vous presser tous dans leurs bras & de ne voir en vous que des frères !!…. Retirez-vous, croyez-moi, je ne rougis point, moi, de vous en conjurer…. Qu’y gagneriez-vous en agissant autrement ? Ces barricades, elles sont encore vierges, elles sont défendues par des hommes qui tous ont fait le sacrifice de leur existence, par des hommes qui ont juré de périr jusqu’au dernier plutôt que de les rendre…. Je vous en conjure de nouveau, citoyen, retirez-vous ; mieux vaut le faire actuellement qu’après avoir commencé l’attaque ; car vous aurez épargné le sang de vos soldats, celui de quelques-uns de nous peut-être, & tous les coeurs généreux, tous les coeurs patriotes vous en tiendront compte. La renommée d’Hiram est préférable ce me semble à celle de tous les régiments dont les drapeaux sont tachés du sang du peuple!»
Mon interlocuteur paraissait ébranlé ; cependant il m’objecta encore que l’honneur leur faisait une loi de tenter le passage s’il ne leur était accordé. «Lieutenant, lui dis-je, nous n’entendons pas l’honneur ainsi que vous semblez l’entendre vous-même. Pour nous, l’honneur consiste à sacrifier notre vie pour la gloire, la prospérité, l’indépendance et la liberté de la patrie ! Libre à vous de l’entendre ainsi que le faisaient les Suisses de Charles X ! Un dernier mot maintenant : en nous donnant votre parole d’honneur que vous traverserez seulement les barricades, vous vous engagez bien légèrement, car vous ne connaissez pas les instructions secrètes de votre commandant… vous n’entrerez point dans nos barricades tant que le dernier d’entre nous pourra tenir son fusil ; je serais assez lâche pour vous promettre le passage que mes camarades ne le permettraient point, car ils sont aussi prudents que braves ; ils ne vous laisseraient entrer que désarmés, & alors vous ne sortiriez de nos barricades qu’avec nous et après la victoire, comme si je l’espère, nous la remportons. Vous n’y consentiriez pas, n’est-ce pas ? Maintenant réfléchissez & consultez-vous. Mais songez bien surtout que le premier coup de fusil tiré, tout ce qui vous entoure vomira la mort sur vos têtes…. Retournez vers les vôtres, faites-leur entendre le langage, dites-leur que le sang que vous foulez, que celui qui baigne leurs pieds, est celui des gardes municipaux qui deux fois ont voulu tenter le passage…. Tâchez que ce sang se fasse comprendre….Adieu, lieutenant, j’espère que nous nous reverrons dans un temps meilleur.
Mon vieux compagnon qui pendant notre conversation avait fumé sa pipe, le derrière appuyé sur la borne, me dit en la replaçant dans son étui : «Sacré mille tonnerre, commandant, tu parles comme un abbé ! Camarade, dit-il à l’officier, voilà un mot d’ordre signé, tâchez qu’il soit mis au rapport, nous resterons amis.»
Nous avions à peine franchi la barricade, que déjà l’officier que nous venions de quitter était entouré de tous ses collègues. Il parla pendant quelques instants au commandant de la colonne, & bientôt nous vîmes la troupe qu’ils dirigeaient, faire face-en-tête, et regagner la rue St Denis aux cris redoublés de Vive la ligne ! que poussaient les nôtres.
Nous avions goûté environ une demi-heure de repos, depuis ce moment, lorsqu’une nouvelle attaque de la 6e légion nous apprit, vers les 3 heures, qu’entre eux et nous, c’était une guerre à mort ; mais devenus moins audacieux, ils engagèrent la fusillade à deux cents ou deux cent cinquante pas, & ne s’approchèrent pas davantage. Cette attaque fut une des plus longues et des plus meurtrières de toutes celles que jusque-là nous avions eues à repousser. L’un de nos deux porte-drapeau, vieillard plus que sexagénaire, reçut une balle au front qui l’étendit sans vie ; quelques seconds après son fils, atteint d’une balle qui lui traversa la poitrine, répondit à ceux qui voulaient le conduire à l’ambulance : «Votre place est à la barricade, restez-y… & vengez-nous !…» Il gagna lui-même l’ambulance où il mourut, m’a-t-on dit, deux heures après.
Un de nos braves qui s’était empressé à relever la barricade notre drapeau, monta sur la barricade & l’y planta au milieu d’une grêle de balles, après l’avoir agité quelque temps en signe de défi, sans avoir reçu la moindre atteinte ; après cette courageuse action, il reprit son fusil, & reçut une balle qui lui fracassa le bras gauche au moment où il venait de descendre un garde national.
Puis la satisfaction de revoir ce brave quatre mois après, fait prisonnier, il resta 96 jours à l’Hôtel-Dieu, et fut mis en liberté faute de preuves suffisantes. Il n’était pas encore guéri, & me disait qu’il serait désespéré que l’on recommençât le branle-bas (c’était un ancien marin) avant son rétablissement, attendu qu’il n’avait point, depuis nos deux malheureuses journées, appris à aimer Philippe plus qu’il ne l’aimait alors ; & qu’il voulait, quoi qu’il pût lui en coûter, contribuer au renversement de la monarchie quasi-citoyenne.
Un autre de nos braves eut la mâchoire inférieure fracassée ; un quatrième eut le col traversé ; enfin un cinquième fut blessé dangereusement à l’épaule droite.
Parmi nous se trouvait un homme de 60 à 65 ans qui le 5 au soir était venu se joindre à nous, sa mise annonçait l’aisance, ses traits extrêmement prononcés indiquaient une âme fortement trempée : sa conduite fut celle d’un brave… elle devint celle dún frénétique en voyant tomber un si grand nombre des nôtres. Sa grande taille (il avait au moins 5 pieds 6 à 7 pouces) l’exposait à la mort plus qu’aucun de nous autres parce qu’il dédaignait se couvrir par la barricade ; et pourtant, il n’avait reçu aucune blessure…. Un de nos frères d’armes reçut le coup mortel à ses côtés…. «Ces gredins-là, s’écrie-t-il avec fureur, nous faire tant de mal & ne pas savoir tirer !…» Il posa alors son fusil, s’élance sur la barricade et mettant sa derrière à nu, il le présenta aux gardes nationaux en disant : Tenez tas de jean-f……, vous ne savez pas tirer à la cible, & vous êtes trop lâches pour en jamais voir une pareille à celle-ci.» Ce ne fut qu’avec difficulté que nous parvînmes à le faire descendre, en lui faisant observer que son fusil était inoccupé ; mais, il ne redescendit qu’après avoir rattaché son pantalon. «Ne craignez rien pour moi, nous disait-il, en souriant sardoniquement, c’est parce qu’ils m’ajustent qu’ils ne me toucheront pas !» Enfin, il reprit son fusil, & nous nous en applaudîmes, car il était un de nos bons tireurs. On m’a affirmé qu’il était un des 19 malheureux qui, après avoir capitulé dans la maison no. 30, notre quartier général, furent massacrés d’une manière atroce par des cannibales portant l’uniforme de la garde nationale et le numéro de la 6e légion.
Quelques factionnaires étaient restés à la barricade St Méry (cette mesure de prudence ayant toujours été observée afin de prévenir toute surprise) de là et montés sur le dernier gradin de la barricade, ils faisaient feu par-dessus nos têtes sur les gardes nationaux, lorsque le cri de Aux armes ! poussé par eux d’une voix forte, nous prévint que nous allions être pris entre deux feux. La colonne d’infanterie de ligne et de gardes nationaux s’avançait de ce côté. Je prends à la hâte une douzaine d’hommes et je cours avec eux pour aider nos sentinelles à repousser cette nouvelle attaque. Quelle fut ma surprise en apercevant sur la barricade un drapeau rouge arboré près du drapeau national !.. «Mes amis, m’écriai-je, en m’approchant, quel est parmi vous l’imprudent qui a pu élever un semblable étendard ?… La journée d’hier est-elle donc si loin de nous qu’il ne nous souvienne plus que c’est à cette emblème que doit être attribuée la terreur qui s’est emparée d’une partie de ceux qui manquent dans nos rangs, & que nous y compterions sans ce malheureux essai ? Ne vous souvient-il plus que cette nuit vous disiez vous-mêmes que c’étaient des agents de la police qui avaient arboré le bonnet et le drapeau rouge ? Aurions-nous donc quelques-uns de ces agents parmi nous ? J’ai peine à le croire, car jusqu’ici je n’ai vu que des braves…. Mes amis, n’arborons jamais d’autre drapeau que le drapeau national, nous n’en pourrions trouver aucun qui nous rappelle autant de gloire que celui de la république !!…» Il a raison ! Il a raison ! s’écrièrent les braves auxquels je m’adressais, & la cravate rouge qu’ils avaient élevée, me dirent-ils après, pour indiquer qu’ils voulaient vaincre ou périr, fut abattue et ne reparut plus.
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