À cinq heures nous serons tous morts – 4

Déjà la charge se faisait entendre, & les gardes nationaux débouchaient par les quais, rue St Martin, lorsqu’au même instant, & à notre grande surprise, le tocsin se fit entendre à St Méry (Il ne [un mot manque] de sonner, depuis ce moment, qu’alors que nos barricades tombèrent au pouvoir de nos ennemis ; les braves qui s’étaient emparés de l’église durent alors se rendre à discretion & furent massacrés pour la plupart) ; arrivés à la hauteur de la rue de la Verrerie, les assaillants furent accueillis par une fusillade très vive qui partait de l’église et du cloître St Méry & qui les arrêta pendant plus de dix minutes. Nous nous regardions avec la plus grande surprise lorsque l’un de nous s’écria : «Camarades, que ce soit Dieu ou le Diable qui nous prête secours, ce ne peut être, dans tous les cas, que des amis ; qu’ils soient les bienvenus ! Mais en attendant que nous sachions qui c’est, allons leur donner un coup d’épaule.» À ces mots, un grand nombre des nôtres se disposait à s’avancer, plusieurs avaient déjà franchi la barricade, lorsque messieurs de la banlieue, qui étaient parvenus à franchir l’obstacle imprévu qu’ils avaient rencontré, nous évitèrent la peine d’aller au-devant d’eux. Comme des cosaques, ils s’avançaient en poussant des hourras ! hourras! qui faisaient trembler les vitres mais qui ne pouvaient nous effrayer, nous. Nous les reçûmes de notre mieux au cri de Vive la république! Mais en vain cherchions-nous de l’oeil les municipaux, nous n’apercevions que des gardes nationaux et des pompiers extra-muros ; lorsque notre petit intrépide (le beau-frère du Citoyen B….) qui voulait absolument trouver ses municipaux quelque part, & qui pour les découvrir s’était glissé jusqu’à la rue St Denis, revint en courant et nous prévint qu’ils allaient nous attaquer par la rue Aubry-le-Boucher.

Aussitôt les 4 braves qui s’étaient chargés de la tâche périlleuse dont j’ai parlé plus haut, se précipitent aux échelles, et leurs fusils à la bretelle, en un instant ils sont sur les échafaudages. Les municipaux s’avancent, & nous sommes bientôt attaqués sur deux points différents. Vingt hommes placés à la barricade Aubry-le-Boucher accueillirent les nouveaux assaillants d’un feu roulant, continuel et bien dirigé. Nos camarades placés aux fenêtres des 2d et 33 étages de la maison no. 30, rue St Martin, les reçoivent non moins chaudement ; cependant ils tenaient encore et gagnaient même du terrain, lorsqu’une grêle de pavés venant à tomber sur eux, détermina leur fuite. À cette vue, nos hommes poussent spontanément le cri de Vive la république, et lancent leurs chapeaux en l’air ; la banlieue, qui tenait toujours, s’émeut, se trouble, se persuade sans doute qu’il nous arrive un secours inespéré et s’enfuit en désordre. Beaucoup d’entre eux jettent leurs fusils pour courir plus vite, & se trouvent de nouveau accueillis, vis-à-vis de l’Église, par une très vive fusillade. Nous les poursuivîmes jusque-là, & nous reconnûmes parmi une trentaine de braves qui s’étaient emparés de l’Église, quelques-uns de ceux qui s’étaient présentés le matin pour combattre dans nos rangs.

Ce fut dans cette attaque que monsieur Bellier, adjudant-major de la 4e légion, fut tué. À la tête d’un détachement de la 4e légion il s’était avancé par la rue St Méry & tomba sur notre barricade à l’improviste, occupés que nous étions à repousser deux attaques sur deux différents points nous ne l’avions pas vu s’approcher. Le citoyen C…….. & moi, fîmes feu simultanément sur lui, & il tomba percé de deux balles ; à cette vue, les braves qui le suivaient s’enfuirent, & furent cacher leur honte derrière les rangs de la garde nationale rurale.

Les municipaux ne nous avaient laissé ni morts ni blessés, ils en avaient eu cependant, car le pavé était couvert de leur sang : et puis, nous étions trop avares de nos munitions pour tirer sans avoir préalablement bien ajusté notre ennemi. Quelques-uns de leurs schakos seulement, restés sur le lieu de combat, vinrent prendre rang, parmi ceux déjà placés sur nos barricades de chaque côté de nos drapeaux.

Messieurs de la banlieue, plus pressés, sans doute, nous avaient laissé quelques-uns de leurs héros. J’en ramassai un que j’avais particulièrement remarqué parce que, ses camarades ayant reculé d’une vingtaine de pas, il était resté sur son derrière au milieu de la rue, & qu’à chaque explosion de mousqueterie il faisait, à l’aide de ses deux mains, un soubresaut qui le rapprochait toujours du trottoir. Lorsque nous poursuivîmes ses compagnons, ce brave homme, qui était déjà parvenu près des maisons, se laissa tomber sur le dos et contrefit la mort. Je le fis relever lorsque nous revînmes et nous ne pûmes nous empêcher de rire de l’effroi qu’il nous manifesta. «Ah ! Messieurs, s’écriait-il en joignant les mains, ne m’achevez pas, je vous en supplie !… Prenez pitié de ma femme et de mes enfants !… Je suis un bon français croyez-le bien…. —Eh ! F…. bête reprit un de ceux qui l’enlevaient, si on te voulait tuer, ce que tu as bien mérité du reste, on ne te relèverait pas.» Le pauvre homme ! Dans l’excès de sa reconnaissance, il voulait nous embrasser tous. Il nous jurait qu’ils ne croyaient, lui et ses compagnons, venir à Paris que pour être passés en revue par le Roi, puis qu’on leur avait dit que les carlistes voulaient faire une contre-révolution ; qu’alors on leur avait distribué des cartouches et fait boire force eau-de-vie & puis qu’on les avait forcés d’avancer…. Ah !, s’écriait-il, si j’avais su !….

La blessure n’était pas dangereuse, une balle lui avait traversé la partie charnue de la cuisse. Elle doit être guérie depuis bien longtemps déjà, mais je ne crois pas qu’il veuille jamais en venir recevoir une autre à Paris.

Il était au plus dix heures du matin & déjà nous avions repoussé 4 attaques ; c’était ne pas nous laisser le temps de respirer, et pour fiche de consolation, nous étions prévenus qu’une cinquième se préparait…. Nos braves mouraient de faim au milieu de l’abondance, car tout le monde nous apportait des vivres, mais, jusqu’à ce moment, personne de nous n’avait encore eu le temps d’en faire usage. Nous nous disposions à y faire honneur lorsque la 6e légion s’avançant de nouveau vint y mettre obstacle. «Ah ça ! s’écrièrent quelques-uns des nôtres, ces B…… là veulent donc toujours renverser nos marmites.. Tâchons de les frotter un peu pour leur apprendre à nous laisser manger tranquillement.» Tous les autres répondirent à cette plaisanterie par des plaisanteries du même goût, & se disposèrent à repousser vigoureusement les assaillants.

Une chose digne de marque, c’est la gaité constante & soutenue des braves qui défendaient nos barricades ; gaité qui ne se démentit pas même à l’instant où l’espérance du succès devait les abandonner entièrement ; je veux parler de l’instant où ils furent instruits que les munitions allaient nous manquer. «Eh bien ! me répondirent-ils, les morts & les blessés nous en ont déjà donné en assez grande quantité, nous tâcherons d’en avoir encore, & pour y parvenir, il faut les recevoir de plus près ; leurs camarades les enlèveraient moins facilement.»

Les gardes nationaux s’approchaient ; derrière eux on apercevait, près de l’église St Nicolas des Champs, une colonne de la ligne restée stationnaire. L’ordre public était seul !… Ils avançaient au pas de charge & l’arme au bras, contre leur habitude ; jusqu’alors, ils avaient toujours engagé le feu à plus de 300 pas, & cette fois ils étaient près de notre barricade avancée que pas un seul d’entre eux n’avait encore apprêté arme. J’avais à peine eu le temps de faire connaître à mes camarades, le dessein que je leur supposais, qu’ils le mirent à l’exécution.

Ils venaient de franchir notre barricade avancée, et la moitié seulement de nos hommes avait fait feu, lorsqu’ils s’élancèrent vers nous avec une impétuosité dont nous étions loin de les croire capables ; déjà ils étaient au pied de notre principal retranchement, déjà nous pouvions combattre à la baïonnette, déjà ils poussaient des cris de victoire…. la déception dut leur sembler cruelle : nous les attendions de pied ferme, et leur surprise, je pourrais je crois, sans les calomnier, dire leur terreur, fut inexprimable, lorsqu’ils se virent accueillis d’un fusillade bien nourrie et sur laquelle ils ne comptaient pas, persuadés qu’ils étaient qu’ils avaient essuyé tout notre feu. Ils s’arrêtèrent alors devant un mur d’acier que leur présentèrent ceux qui venaient de les surprendre aussi désagréablement ; une nouvelle décharge, faite par ceux de nous qui les premiers avaient engagé le feu fixa leur indécision ; ils prirent la fuite en nous tirant au hasard quelques coups de fusil. Ils nous tuèrent un homme & nous en blessèrent trois, dont un fort dangereusement, la balle lui ayant fracturé la mâchoire. Nos braves les poursuivirent jusqu’à deux cents pas environ de notre barricade.

Bientôt après nous fûmes égayés à la vue d’un spectacle unique jusqu’alors : celui de la garde nationale aux prises avec la ligne. J’ai déjà dit qu’une forte colonne d’infanterie de ligne stationnait près de St Nicolas des Champs, cette troupe en voyant arriver sur elle l’ordre public en désordre, pensa sans doute que c’étaient des républicains qui s’avançaient, et un feu de bataillon accueillit d’une manière bruyante, & très incommode pour eux, nos marchands de cassonade et de bonnets de coton, qui n’en pouvaient mais…. & qui surpris de cette chaude réception se rangèrent tumultueusement près d’une maison en construction à l’encoignure d’une petite rue tortueuse, appelée je crois, rue du Grand Hurleur. Là, ils ripostèrent au feu de la ligne, & ces deux corps se renvoyèrent le feu plusieurs fois avant d’avoir pu se reconnaître. Nous ne pûmes savoir, et cela pour raison, quelle cause le fit cesser, ni comment ils parvinrent à s’entendre, mais jamais spectacle ne nous fut plus agréable que celui que nous présentaient nos adversaires s’envoyant mutuellement la mort. Nos braves étaient dans une ivresse impossible à décrire. Ils jetaient leurs chapeaux en l’air en s’écriant : Bravo ! Bravo ! nos ennemis travaillent pour nous !!… Et le bruit de leurs joyeux applaudissements couvrait presque celui que produisait l’explosion des armes de nos adversaires. Ils nous privèrent trop tôt, à notre gré, de ce récréatif spectacle ; nous vîmes cesser le feu, les gardes nationaux s’avancèrent et disparurent derrière les rangs de la ligne.

Enfin nous pûmes goûter quelques instants de repos ; une heure à peu près s’écoula sans que de nouvelles attaques fussent poussées contre nous ; mais de onze heures à midi, il fallut nous préparer à combattre encore. Une colonne de la ligne s’avançait vers nous par le haut de la rue St Martin ; elle fut encore repoussée avec une perte assez considérable, si j’en juge par la grande quantité de sang dont les pavés étaient teints & le nombre des schakos restés sur le champ de bataille. De notre côté un seul homme fut blessé. C’était un grand jeune homme de 22 à 24 ans qui s’était emparé de la caisse d’un tambour de la ligne restée sur le champ de bataille. Ce brave qui, lorsque nous étions attaqués, ne cessait de battre la charge, reçut une balle qui lui traversa le poignet droit ; le sang sortait en abondance de la plaie & inondait ses vêtements ; cependant il continuait de se battre de la main gauche ; & semblait le faire avec encore plus de feu. Un des nôtres s’approcha de lui pour le faire entrer à l’ambulance «quand ils auront fui!» répondit-il, & toutes les instances furent inutiles, il persista dans sa résolution. Bientôt après les assaillants battirent en retraite, alors déposant sa caisse & élevant son chapeau, il s’écria : Vive la république ! & tomba sans connaissance.

À peine avions-nous repoussé ceux-ci, que d’autres gardes municipaux se présentèrent par le bas de la rue St Martin ; ils furent repoussés après environ dix minutes de combat & nous laissèrent encore quelques schakos ; mais point de morts, point de blessés. Cependant ils en avaient eu, le sang frais répandu à la place qu’ils occupaient, l’indiquait suffisamment ; mais plus soucieux de leurs camarades morts ou blessés, que les gardes nationaux, ils n’en laissèrent jamais derrière eux, même dans leurs retraites les plus précipitées.

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