Du procès des vingt-deux

(National)

L’arrêt de la cour de cassation qui a renversé l’état de siège et rendu à leurs juges naturels les prévenus des 5 et 6 juin, n’a rien changé au système de poursuite que l’état de siège avait adopté à leur égard.

La première pensée de l’état de siège, c’était d’obtenir expéditivement des jugemens et des exécutions. On s’y prit fort mal, puisqu’on attendit que le danger fût passé pour instituer des conseils de guerre, et la prolongation du danger aurait pu seule rendre exécutables les jugemens qui auraient été rendus par des commissions militaires.

Des commissions militaires n’auraient eu naturellement aucune enquête à faire sur les causes de la lutte qui s’était engagée. Agissant au nom d’un gouvernement de fait, leur rôle, dans sa simplicité terrible, eût consisté à établir pour chaque prévenu une participation quelconque à la résistance armée, et à appliquer les lois sur la révolte.

Quand un gouvernement et une pupulation sont aux prises, c’est le vainqueur qui fait la position du vaincu. Si le gouvernement est le vaniqueur: s’il usurpe sur le pays le pouvoir judiciaire pour le joindre au pouvoir exécutif; s’il fait juger les vaincus par ses propres soldats, nul doute que les vaincus, en présence de ceux qui les ont combattus, ne soient des révoltés. Il suffira d’établir la résistance armée: le crime et la peine s’ensuivront.

Mais quand les choses sont rentrées dans l’ordre régulier, quand les prévenus, qui d’abord avaient été livrés à des commissions militaires, sont rendus à leurs juges naturels par arrêt d’une cour souveraine; quand la justice, qui est un pouvoir indépendant du gouvernement, un arbitre placé entre lui et le pays, est appelée à prononcer sur le sort d’hommes qui ont été pris les armes à la main, ou rencontrés près des lieux d’où sont partis les coups de fusil dirigés contre la force publique, suffit-il alors, pour que le prévenu soit coupable, qu’il ait en effet combattu?

Non, car ce n’est pas toujours un crime de résister à la force armée et d’élever des barreiades contre elle, témoin nos journées de juillet. Il y a des cas où c’est un droit et un devoir de combattre le gouvernement par la force des armes; et, par exemple, c’eût été un droit de s’armer, le 6 juin, contre l’ordonnance de mise en état de siège, si cette ordonnance eût été connue. C’est encore un droit de résister par la force à une troupe qui chargerait sans sommations, ou à des provocations violentes qui seraient dirigées par la police.

Une enquête est donc indispensable toutes les fois qu’il y a eu collision entre la force armée et la population. Que le combat ait été long ou court, sanglant ou non sanglant, peu importe, puisqu’il n’y a jamais que les premiers coups qui engagent, et que l’engagement commencé, tout est entraînement, confusion, désordre. Le rôle d’un pouvoir judiciaire indépendant, c’est d’établir qui a porté les premiers coups, n’ayant pas la loi et le droit pour lui.

Il est résulté, du procès que nous avons soutenus nous-mêmes, qu’à six heures du soir, le 5, on croyait encore, à l’état-major, que la provocation non délibérée, mais imprudente, était venue de la force publique. Comment les insurgés qui se sont trouvés réunis au cloître St-Méry, dans la nuit du 5 au 6 juin, n’auraient-ils pas pu être dans la même erreur avec infiniment moins de moyens d’information; et s’ils étaient dans cette erreur, s’ils y ont été confirmés par quelques faits isolés, comme ceux dont paraît avoir été témoin cet homme d’une nature si impressionnable, si élevée et si courageuse, ce Jeanne, qui vient d’étonner ses juges par la hardiesse de ses aveux, suffira-t-il, pour les condamner, qu’on puisse établir qu’ils ont combattu?

Nous nous sommes élevés, dès les premiers procès de ce genre, contre l’iniquité qui se refusait à faire précéder toutes les affaires des 5 et 6 juin d’une enquête générale sur les causes de la lutte qui s’est engagée dans Paris, et sur le degré d’authenticité qu’ont pu avoir les diverses versions qui ont couru d’un quartier a l’autre, et qui ont entraîné les uns à s’armer pour le gouvernement, les autres à s’armer contre lui, suivaut qu’on attribuait les premiers coups à la provocation de la force armée, à la police, ou à un noyau d’insurgés. Or, il est évident que ceux des vingt-deux combattans de Saint-Méry qui avouent la résistance à laquelle ils ont pris part ont cru à la provocation de la force armée, et, bien ou mal instruits, se sont laissé entraîner aux mêmes efforts que ceux qui triomphèrent en juillet du gouvernement de Charles X. C’est là leur seule défense, ils n’en ont pas d’autre; ils ne repoussent pas même les témoignages graves et peu généreux qui ont été accumulés contre eux. Ils ont combattu et ne le nient point, mais qu’on élablisse qu’ils furent les provocateurs, ou bien qu’ils connurent les provocateurs et qu’ils leur donnèrent la main, ou bien encore qu’ils dûrent être mieux informés, dans le désordre qui couvrait Paris, des causes premières de la collision, qu’on ne l’était au ministère même de la guerre, et alors il sera permis de demander contre eux des condamnations capitales.

Ce que l’autorité judiciaire s’est refusée à chercher par une enquête, la défense l’a établi aujourd’hui d’une manière irrécusable. Il résulte des nombreux témoignages qui ont été entendus dans la séance de ce jour par la cour d’assises qu’il y eu, de la part des dragons, charge sans sommation, et que, sur plusieurs points, l’offensive a été prise par eux sans aucune provocation de la foule, en grande partie formée de gardes nationaux sans armes. Le déplaisir marqué avec lequel M. Jacquinot Godard, président des assises, a accueilli ces dépositions, et les efforts qu’il a faits pour les rendre suspectes, en adressant aux témoins des questions captieuses et déplacées, n’arrêteront pas le retentissement de ces importantes déclarations.

Ainsi, après bientôt cinq mois remplis par des procédures instruites à la hâte, sur des faits de résistance isolée, tandis qu’on n’a pas voulu rechercher et constater les causes générales de la collision, la vérité seulement commence à se faire jour sur l’ensemble des évènemens, et pourtant de nombreuses condamnations ont été prononcées pour des faits privés qui changeaient complètement de nature, du moment qu’on les séparait du fait général. Ce qui résulte au moins des pénibles débats du procès des vingt-deux, c’est qu’il y a eu, chez ceux qui ont combattu, conviction de leur bon droit; ils ont cru résister à une provocation, et non pas provoquer eux-mêmes; repousser la force par la force, et non pas commencer la guerre civile. Il n’y a pas la plus petite trace de complot ni de préméditation dans leur conduite; dans ce qu’on leur reproche, tout est forfuit, indélibéré. Ils ont pu se tromper en croyant résister; mais leur bonne foi est évidente; ils étaient persuadés qu’il y avait eu guet-apens de la police et provocation de la force armée. Ces considérations sont de celles qui doivent peser sur l’esprit d’un jury éclairé, et nous espérons que la défense en saura tirer un parti victorieux.

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