Procès des vingt-deux accusés du Cloître Saint-Méry

Septième audience (29 octobre)

A dix heures la cour entre en séance. M. Dufour, décoré de Juillet, témoin, est appelé. «J’étais au convoi, en uniforme de garde national, je vis un jeune homme couvert de sang, ayant la tête entourée d’un mouchoir blanc, et qu’on présenta à M. Lafayette. Des cris provocateurs étaient proférés de divers endroits du convoi. A ce moment d’effervescence un haquet passa, on le renversa pour faire une barricade; on criait: Vengeance! vengeance! Les dragons arrivaient au pas; un instant après, une personne se disant membre de la chambre des députés, engagea ces personnes qui fuyaient a se rassembler, en criant: «Mes amis, brisons le joug de l’esclavage, défendons-nous.» La foule le dépassa bientôt, et tira sur les dragons. On disait qu’on agissait au nom du gouvernement provisoire… dont le général…. Lafayette… dans une voiture…. devait être…. à l’Hôtel-de-Ville.

Le témoin fait une longue pause, puis il continue. «J’engageai M. Desolliers à remettre son sabre dans son fourreau, disant… lui disant…. que c’était le parti le plus sage; mais les exigences étaient plus grandes…. Un monsieur, un chef d’escadron, monsieur— Non, non, un chef de bataillon, M. Soubeireau, un député et moi, nous nous plaçâmes entre les dragons et le peuple…. Je présentai ma poitrine, en disant aux insurgés: «Voyez ma croix, tirez sur moi….» Ils n’eurent aucun égard à mes prières; on me dit que j’étais un carliste, on me coucha en joue: a ce moment M. Devauchelle vint à mon secours et me sauva la vie; j’ai été accablé de coups… Cependant on criait partout que les dragons avaient chargé sans provocation aucune; j’allai même au Constutionnel pour détruire ces faux bruits.

M. le président. Lorsque, par votre courageuse intervention, vous vous interposâtes entre les insurgés et les dragons. n’entendîtes-vous pas des détonnations dans la rue de Sully?

Le témoin. Non, Monsieur.

M. Delapalme. Au nom de qui sommait-on les dragons de se rendre? R, Au nom du gouvernement provisoire, à la tête duquel on disait qu’était M. le général Lafayette, qui devait être alors, à ce qu’on disait, à l’Hôtel-de-Ville.

M. le président. Avant que la parole soit au ministère public, je préviens les accusés et leurs défenseurs qu’aux questions de tentatives d’attentats, telles qu’elles sont rédigées par l’arrêt de renvoi, nous avons ajouté, conformément à la jurisprudence de la cour de cassation, les circonstances qui constituent la tentative d’après le droit commun.

Je les préviens également, quant aux questions d’attentats, que nous avons ajouté celles de savoir si ces attentats auraient eu pour but d’exciter la guerre civile, en portant les citoyens à s’armer les uns contre les autres.

La parole est à M. Delapalme. avocat-général; il commence en ces termes:

«Les évènemens des 5 et 6 juin sont jugés par le pays, ils sont jugés depuis long-temps; ils le furent le jour où tous les citoyens, soldats, gardes nationaux, se réunirent, pressèrent leurs rangs et jurèrent qu’ils resteraient unis, malgré les vœux coupables qu’on faisait pour les diviser; ils le furent le jour où tous ensemble, sous le même drapeau, jurèrent de soutenir l’édifice des lois, que l’on s’efforçait de renverser. Nous n’en parlerons donc pas, Messieurs, ou plutôt nous n’en retracerons ici que ce qui sera nécessaire pour décider les nombreuses questions sur lesquelles la cour vous appellera à prononcer.

«Ces évènemens, Messieurs, furent-ils le résultat de quelques causes accidentelles, de quelques irritations passagères, ou bien avaient-ils été préparés, avaient ils été médités à l’avance? y avait-il des hommes qui avaient dit: A tel jour, à tel heure, nous prendrons les armes, nous marcherons contre l’ordre public, contre les lois; nous nous efforcerons de les renverser dans le sang de nos concitoyens? Sur ce point, les débats ont jeté plus d’une lumière. Sans doute, Messieurs, pour beaucoup de ces hommes coupables, entraînés, les hommes des 5 et 6 juin eurent une cause accidentelle, momentanée; pour d’autres, ils avaient été médités et préparés.

«Ainsi vous avez appris que, bien avant cette époque, on s’était efforcé d’exciter des mécontentemens et de jeter des germes d’irritation au sein des populations.

«Vous avez appris qu’on s’était adressé a tous ceux qu’on espérait pouvoir entraîner par des mécontentemens, aux ouvriers qui manquaient de travail, aux décorés de Juillet, dans lesquels on pouvait penser qu’on trouverait des dispositions favorables, et qu’on les avait excités a marcher contre le gouvernement.

«Vous avez appris qu’il existait des sociétés au sein desquelles on les avait comme affiliés et comme enrégimentés, au sein desquelles on les avait divisés par centuries et décuries. Vous avez appris qu’à l’avance le jour désigné pour les obsèques du général Lamarque avait été fixé comme le jour solennel; qu’on leur avait dit: Marchez à ce convoi, marchez-y, préparez-vous à obéir aux ordres qui vous seront donnés, aux signaux qui vous seront faits! Marchez munis de pierres à fusils et d’épinglettes, pour les placer aux armes dont on s’emparera.

«Vous appris qu’on avait à l’avance dévoilé tous les plans qui devaient éclater; vous avez appris qu’on avait dit: «On ira au boulevart Bourdon; là des discours seront prononcés, là un signal sera donné, là la république sera proclamée.»

«Vous avez appris qu’en parlant des dispositions qu’on présumait devoir être prises contre ces évènemens, on avait dit qu’on espérait pouvoir compter sur les troupes; que seulement on ne devait pas compter sur les gardes municipaux et sur les dragons; mais qu’on en aurait bientôt fini avec les dragons et les gardes municipaux, et que le succès était certain.

«Ces paroles, vous les avez entendu sortir de la bouche de plusieurs témoins; mais d’autres faits révélés pendant ces débats vous ont fait connaître ces complots formés à l’avance. Vous avez su comment un dépôt considérable de poudre, de cartouches, avait été placé sous le pont d’Austerlitz; comment, le 5 juin au matin, il avait été transporté au faubourg Saint-Antoine; et comment enfin, au moment de l’évènement, les insurgés avaient été les y chercher. Ce sont !à des évènemens, des faits, qui appartiennent à l’histoire, et l’histoire les consignera.»

M l’avocat-général rappelle ici des bruits accrédités dans Paris, et qui se sont reproduits aux débats. Il établit, avec les dépositions des témoins entendus dans l’audience d’hier, que la provocation n’était pas venue des dragons, mais que ceux-ci n’avaient pas même l’ait feu, et avaient essuyé avec une rare magnanimité les attaques, les coups de feu dirigés contre eux depuis le moment où ils étaient sortis de leur caserne jusqu’à celui où ils étaient arrivés au pont d’Austerlitz. Il rappelle ensuite les premiers faits qui eurent lieu rue Saint-Méry; l’apparition de ce prétendu général soutenu par une béquille, et criant aux armes; l’érection des barricades, l’arrivée sur les lieux d’hommes armés de piques et de fusils. Il rappelle ces nombreux coups de feu tirés à l’abri des barricades et des fenêtres sur la ligne, la garde municipale et la garde nationale. Il rappelle les atroces applaudissemens accueillant et proclamant au loin la mort de chaque victime.

M. l’avocat-général retrace les faits déposés par M. le colonel de la 4e légion, ses exhortations à ses officiers et aux gardes nationaux placés sous ses ordres, l’engagement pris par tous d’aborder les barricades et les révoltés l’arme au bras, et la mort du brave adjudant-major Bellier. «Bellier, dit-il, était un vétéran de nos armées. Il avait combattu eu Egypte; les balles ennemies l’avaient respecté: une main timide, cachée derrière une persienne, lui donna la mort. Mais, en tombant sous les coups d’un assassin, Bellier n’est pas tombé sans gloire; il s’était long-temps battu avec honneur contre les ennemis de son pays. Il est tombé victime de son dévouement aux lois de son pays: l’histoire conservera la nom de l’adjudant-major Bellier.

M. Delapalme examine et discute les différens chefs d’accusation; il soutient qu’un attentat tendant à renverser le gouvernement et à exciter la guerre civile a existé, et que l’on voulait parvenir à la république. «Oui, dit ce magistrat, dans nos sanglantes annales souvent s’est présenté ce nom, souvent il nous a épouvantés; au mois de juin, le sang versé devait en être l’aurore, un témoin en a déposé: ce sang du nos concitoyens devait être l’aurore d’un beau jour; ainsi pour elle le soutien de cent familles succombe; Bellier, ce vieux soldat, succombe; c’est l’aurore d’un beau jour, et sur ces cadavres on crie: Vive la république!»

M. l’avocat-général parcourt successivement les chefs concernant les tentatives d’attentats, l’existence de bandes armées, et ceux de pillage par bandes armées et à force ouverte. Sur cette dernière question, encore bien qu’il y ait des faits généraux de pillage constatés, le ministère public pense qu’on ne peut les établir à la charge des accusés, à l’exception toutefois de Fourcade et de Grimbert, contre lesquels pèsent des accusations spéciales.

Le ministère public entre ici dans l’examen des faits spéciaux: il s’occupe d’abord du débat concernant Rossignol, Fournier et la demoiselle Alexandre. «Est-il bien vrai, dit le ministère public à l’égard de cette accusée, qu’une femme se soit mêlée à ces attentats; qu’elle ait applaudi au meurtre des gardes nationaux; qu’on l’ait vue, ayant un journal à la main, manifestant sa joie quand une victime tombait sous les coups des assassins ? Simon, M. Tavaut et Mme Tavaut, en ont déposé; telle est aussi la déclaration des témoins Compar et Dumont, et il n’est que trop vrai que cette accusée a participé aux faits de la révolte.»

Quant à l’accusé Jeanne, M. l’avocat-général rappelle ses aveux constans; il examine ensuite son système, et se demande s’il peut espérer de faire prévaloir le singulier système de provocation qu’il a voulu produire. En vain soutiendrait-il qu’il n’a pris les armes et n’a tiré que pour venger des gardes nationaux: quand le 6 juin il a vu que les gardes nationaux n’étaient pas pour lui, il a tiré sur la garde nationale. En vain cet accusé espère-t-il se mettre à l’abri derrière le prestige du courage dont il s’est entouré; non, dit M. l’avocat-général, il n’y a pas de courage pour celui qui tue à l’affût des gardes nationaux, et qui les tue comme des bêtes sauvages.

M. l’avocat-général parcourt et analyse rapidement toutes les dépositions concernant les accusés saisis soit au n. 30, de la rue St-Martin, soit au n. 48 de la rue Saint Méry; il termine par l’examen des accusations de pillage portées contre Grimbert et Fourcade, et soutient l’accusation dans toutes ses parties.

Il reconnaît, en terminant, qu’il existe entre les accusés des distinctions à établir. «Il est des hommes, dit-il, dont les passions agissent et fermentent, des hommes qui veulent entraîner les autres dans leur sphère de culpabilité, des hommes qui, parlant de liberté, veulent une liberté à leur manière, et prétendent imposer leur liberté aux autres comme on impose l’esclavage. Ceux-là sont coupables, ceux-là sont de véritables coupables. A côté d’eux se trouvent des hommes faibles, faciles, qui se laissent entraîner, qui deviennent les instrumens souvent trop dociles des passions des autres. Ceux-là, Messieurs, peuvent aussi être dangereux pour la société; contre ceux-là, la société a besoin de répression. Toutefois, pour ceux-là, indulgence; mais sévérité pour ces hommes qui veulent tout troubler, tout bouleverser pour arriver à leur but. Ces hommes, ils parlent d’humanité, de liberté, d’affranchissement des peuples; il semble quelquefois qu’il n’y a qu’eux qui entendent cette liberté et cet affranchissement des peuples. Ce qu’ils veulent, ce qu’ils disent vouloir, nous le voulons tous.

«Nous voulons la liberté, tous nous voulons l’égalité des droits; tous, Messieurs, nous voulons une nation libre, tranquille, cherchant l’amélioration de toutes les classes, allant chercher le pauvre, le soutenant, le relevant, le rapprochant des riches, égalisant les fortunes, plaçant en quelque sorte le niveau sur toutes les têtes. Tous, nous voulons un avenir d’honneur, de grandeur et de gloire, mais nous ne voulons pas y arriver par le sang et l’assassinat; nous voulons y arriver par les lois, par des améliorations successives que nous demandons tous. Ceux qui veulent y arriver par des bouleversemens, ceux qui veulent y arriver en tuant, sont les ennemis du pays, sont des hommes dangereux: la société demande la répression de leurs crimes.»

La parole est à Me Marie, avocat de Jeanne.

PLAIDOYER DE Me MARIE.

(Extrait des journaux.)

Messieurs,

Je viens défendre Jeanne, le chef de la barricade Saint-Méry.

Interrogé devant vous, Jeanne a reconnu tous les faits; il a confessé sa foi politique sans peur, comme sans forfanterie, en homme de cœur et de conviction qui ne s’effraie pas des chances mauvaises, parce que d’avance il les a appréciées à leur juste valeur.

Si en franchissant le seuil de cette enceinte, Jurés, vous êtes restés hommes du monde; je le comprends, ma mission est finie au moment même où elle commence, et je n’ai plus qu’à gémir sur ces guerres désastreuses dans lesquelles le vainqueur n’épargne le vaincu que pour faire de sa mort un spectacle: mais non, en présence de votre serment je me rassure.

M. L’avocat-général a déroulé devant vous de sanglans tableaux; vous en avez été émus, la défense elle-même a partagé vos émotions. Eh bien ! soit, versez quelques larmes encore sur les nobles victimes de ces journées, mais hâtez-vous!…. Il est un moment solennel où la voix des passions doit s’éteindre, c’est lorsqu’un homme, courbé sous une accusation capitale, se trouve placé entre l’homme et Dieu. Il semble alors que la justice divine doive jeter quelques uns de ses reflets sur la justice de la terre. Elevez-vous donc Messieurs, car si l’accusation est prophétique Jeanne touche a ce moment.

J’ai compté sur vous, sur votre fermeté et aussi sur ces idées élevées et pures dont vous a doté une civilisation progressive. Vous m’écouterez, car la justice d’aujourd’hui, à l’exemple de la justice d’autrefois, ne se prostituera point en esclave devant la volonté du vainqueur. Vous m’écouterez, car je ne viens point, plaçant la révolte sur un piédestal, la proclamer respectable et sainte.

Cet homme, ce Jeanne, dont l’ardeur guerrière et emportée s’est, vous l’a dit un témoin, arrêtée compâtissante et respectueuse, pour ne pas troubler le repos d’un mourant; il n’est pas, vous le comprenez, un misérable assassin…. une pensée, une conviction a éclairé son intelligence, dominé sa volonté, dirigé son bras. Eh bien! cette pensée, cette conviction vous la rechercherez avec moi; elle plane sur la cause, elle vous dira sous l’influence de quelles idées Jeanne a combattu. S’il n’a pas renié ses actes, il a droit aussi de demander compte aux autres des fautes qui l’ont entraîné.

Le ministère public, dans les considérations générales qu’il a cru devoir placer en tête de son réquisitoire, a parlé de conspirations et d’anarchie; il importe avant tout de s’expliquer et de débarrasser la cause de ce qui lui est étranger.

Des conspirations! Vous avez suivi les débats, une foule de témoins ont été entendus: est-il résulté de cette vaste enquête, je ne dirai pas la preuve, mais l’indice d’un complot? Non. Deux témoins seulement ont parlé de je ne sais quelle association divisée en décuries et en centuries; mais il a été reconnu que cette association, en supposant son existence, n’avait aucun rapport avec les accusés. Et pourtant, c’est en s’appuyant sur ces témoignages, que personne n’a discutés parce qu’ils ne méritaient pas de l’être, que M. l’avocat-général a ressuscité devant vous le fantôme d’un nouveau carbonarisme avec ses vastes ramifications, ses comités-directeurs, ses chefs invisibles. Vains efforts! en ne relevant pas devant la cour le crime de complot, l’accusation avait d’avance reconnu son impuissance à l’établir; les débats publics ne lui ont pas fourni de nouvelles armes. Non, on ne conspire plus; le néant des conspirations a été constaté par la révolution de juillet qui n’a pas dû son succès à un complot. Le carbonisme lui-même, si formidable sous la restauration, n’a été pourtant, on le sait, qu’un instrument débile; il est resté à jamais enseveli sous les décombres de Juillet.

On parle d’anarchie, à cet égard il faut s’entendre. Au tableau rembruni esquissé par M. l’avocat-général j’opposerai un tableau historique et plus vrai. Je ne m’écarte pas du procès, car vous trouverez, Messieurs, dans ce tableau une des causes générales de l’irritation qui a produit les barricades et, par conséquent, une sorte de provocation morale.

Un jour a existé, et ce jour vous vous le rappelez, où la discorde semblait avoir fui pour jamais. Une ancienne dynastie tombait, l’autorité était brisée, l’association elle-même détruite; tout était remis en question, et cependant une harmonie prodigieuse rassemblait dans une unité toute de raison l’immense collection d’hommes épars sur le sol.

Il s’agissait alors de la succession au trône. D’ordinaire ces faits surgissent et se posent au milieu du sang et des larmes; eh bien! tout fut calme. La société désorganisée, peu a peu replacée sur sa base; les rouages marchèrent selon leurs lois; Louis-Philippe et La Fayette, c’est-à-dire le monarque et le peuple, purent inscrire sur le drapeau tricolore, gage de la nouvelle alliance entre la république et la monarchie, cette belle devise: liberté, ordre public.

Le peuple, ce peuple d’aujourd’hui, tant flatté, tant calomnié aussi, bourdonnait dans les rues, il y était armé, victorieux, souverain…. comment donc s’est-il tout-à-coup arrêté et calmé devant sa victoire? Comment! c’est qu’en prenant les armes il avait voulu seulement prouver qu’au sein des sociétés il compte aujourd’hui pour quelque chose. Cette preuve faite, des promesses solennelles obtenues, il se retira tout fier de sa victoire, confiant dans un avenir si brillant à son aurore: il regagna ses ateliers; et s’il en sortait par intervalles, c’était pour poser sur la main royale sa main fidèle et reconnaissante.

Il s’agite aujourd’hui! Pourquoi? Je pourrais ici, Messieurs, entrer dans quelques détails politiques; c’est mon droit, c’est mon devoir peut-être; cependant je veux les écarter, ils retentiront sans doute à une tribune plus élevée. Pour moi je ne veux relever qu’un fait.

Après la révolution de juillet, les libéraux de la restauration se sont divisés. Il semblerait, aux yeux d’un parti, que ceux qui ont persisté dans leurs doctrines et dans leurs convictions sont des anarchistes, et que ceux-là seuls sont fidèles et dévoués au pays qui restent intimement unis au gouvernement. Ne vous y méprenez pas, Messieurs, parmi les libéraux carbonari il y en eut qui conspiraient comme les grands seigneurs de la fronde, pour des gouvernemens, des honneurs et des places: pour ceux-là la révolution est complète. D’autres voyaient de plus haut et plus loin, pour eux le combat dure encore.

D’un autre côté, ces hommes ont mis en mouvement une classe du peuple en lui parlant sans cesse de ses droits, de liberté et d’égalité. Ils ne semaient, eux, que de grands mots, mais cette semence est tombée sur un terrain fertile.

Entre la bourgeoisie et les derniers rangs de la société se place en effet, Messieurs, une classe industrieuse, intelligente, active, et qui chaque jour marche d’un pas plus ferme à l’initiation politique. Elle court à la conquête de la monarchie républicaine, comme vos pères couraient à la conquête de la monarchie constitutionnelle. Arrêtés dans leur course, ils ont vaincu l’obstacle.

Pour se débarrasser de cette force, on la nie, on la dédaigne du moins; il semble que l’on veuille, à l’aide de je ne sais quelles distinctions de prolétaires et de propriétaires, reconstruire cette spirale immense, dont parle le poète, du haut de laquelle le trône puisse voir, sans s’en inquiéter, s’agiter les masses mécontentes.

Messieurs! c’est en voulant s’élever trop au-dessus de la terre qu’un jour le trône de Charles X s’est perdu au milieu des orages!…

Veuillez bien y réfléchir, c’est dans ce fait social que se trouve le principe funeste de nos divisions politiques. Les esprits déjà mécontens s’irritèrent le jour où un député, montant à la tribune nationale, nia le contrat de l’Hôtel-de-Ville dont M. l’avocat-général a rappelé le souvenir. Le peuple n’avait pas son double, il ne put en réclamer l’exécution; mais depuis l’opposition a marché; de jour en jour elle a grandi; elle grandit encore surtout depuis le dernier ministère.

L’union une fois rompue, chaque dissident a dû manifester son opinion selon son caractère, son organisation et ses idées. Les sages ont fait une opposition toute intellectuelle; ils savent que la force n’est pas un argument. D’autres, et notamment les hommes qui, comme Jeanne, appartiennent à cette classe injustement délaissée dont je vous parlais il n’y a qu’un instant, ont continué le système de force auquel on avait tant de fois et imprudemment applaudi; et, dans ce système, l’effet a trop souvent calomnié la cause.

Tel était, Messieurs, l’état des esprits quand survinrent deux évènemens qui me paraissent avoir résumé les opinions divergentes, les avoir mises en présence et avoir été le principe d’une lutte violente: je veux parler de la mort de Casimir Périer et de la mort de Lamarque.

Ici se place le procès. Et comme Jeanne y joue le principal rôle, avant tout, il importe que je vous le fasse connaître:

Jeanne a trente-deux ans, c’est un de ces prolétaires oubliés au sein d’une société qui connaît mai ses forces, puisqu’elle en laisse une partie inerte et improductive. Son organisation, vous la connaissez, elle est ardente et nerveuse; elle s’irrite devant les petits obstacles, elle s’élève et se calme devant une colonne armée; pour regarder son ennemi avec sang froid, Jeanne a besoin de l’estimer.

Son intelligence s’est ouverte au lycée impérial de Caen; mais il ne reçut là qu’une éducation incomplète. L’instruction ne se donne pas en France, et Jeanne est pauvre. Malheur pour lui! car, s’il eût été plus favorisé de la fortune, l’étude en l’adoucissant aurait dompté son organisation; il aurait appris par la réflexion qu’avant de frapper il faut convaincre; en juillet, les portes s’ouvraient devant lui, elles se fermaient en juin, c’était une haute leçon; il aurait compris qu’il ne trouvait plus cette sympathie profonde qui ennoblit l’insurrection en lui donnant la victoire.

A quatorze ans, Jeanne a quitté le collège; il s’engage alors comme volontaire dans les armées de l’empire. Il est licencié sur la Loire. Plus tard, en 1823, il reprend la carrière des armes, cette carrière convenait à son activité brulante. Mais l’adversité a frappé ses parens, il revient près d’eux et il va joindre ses travaux aux travaux de son vieux père. Le jour est tout entier à la fatigue, et le soir il vient s’asseoir au foyer de famille. Lui! Jeanne! cet homme si fier, si ardent! il se prête, en enfant, aux caresses de sa mère…. Sa mère! elle lui donnait les conseils d’une âme éloquente, elle adoucissait sa vie, elle calmait ses passions…. Ah! que ne puis-je vous la faire connaître…. elle pleure maintenant, oui, elle pleure, mais du moins elle n’a point à rougir… elle pleure sur elle; car elle perdra peut-être avant le temps ce fils qu’elle a tant aimé!..

Ainsi Jeanne passait sa vie.

Un matin, un bruit sinistre se répand dans Paris; la constitution est violée!! Jeanne se dresse, saisit ses armes. Il combat le 28, à la porte Saint-Martin, à la Grève, à l’arcade Saint-Jean où il est blessé d’un éclat de mitraille. Il charge ailleurs les Suisses à la baïonnette et est encore frappé. Le 29, malgré les blessures de la veille, il est au Louvre; apres la prise du monument, il marche snites Tuileries, sa valeur l’a nommé commandant; il se précipite sur la garde royale, il voit de près l’ennemi, car il reçoit un coup de sabre. Les Tuileries emportées, il court à la rue de Rohan; un feu terrible y est engagé; Jeanne se mêle aux assaillans; les maisons vont être escaladées, et le peuple furieux menace de massacrer les gardes royaux qui s’y sont enfermés; Jeanne s’élance, se place entre les baïonnettes de ses frères d’armes et les vaincus, et devant ce noble cœur la fureur s’éteint, les armes s’abaissent, et vingt-trois hommes sont ainsi protégés et sauvés!…

Jeanne épuisé de fatigue, couvert de sang, tombe évanoui; on le transporte à la Bourse: revenu à lui, il veut ressaisir ses armes, et, pour vaincre sa volonté, le médecin de l’ambulance est forcé de le mettre de garde auprès d’un canon.

Voilà l’homme dont tout à l’heure M. l’avocat-général contestait l’humanité et le courage.

Son humanité! il en a déjà donné des preuves, il en donnera encore. En décembre, lors du procès des ex-ministres, une émeute trouble Paris. Quel en est le but? Massacrer des hommes après la victoire. Jeanne court a leur défense: il est souffrant encore, il tient son bras en écharpe, pour marcher il a besoin de l’appuyer sur une béquille; n’importe, il se rend à sa compagnie et concourt au rétablissement de l’ordre. Les certificats de ses chefs l’attestent.

Maintenant, Messieurs, Jeanne vous est connu. Eh bien! placez cet homme au milieu des divisions politiques que j’ai signalées, sous l’influence de ces idées de progrès qui agitent toute la classe à laquelle il appartient, et puis jetez-le au milieu des événemens qui se sont passés. Je vous en ai signalé deux, qui, je vous le répète, mirent en présence des opinions irritables et irritées: étudiez-les. Et le jour va paraître sur cette grande accusation jusqu’ici si mystérieuse et si obscure.

Casimir Périer meurt, avec lui disparaissait son système. Les partisans de ce système ne le laissèrent point abattre, ils espérèrent qu’à l’aide d’une politique adroite, il pourrait renaître des cendres refroidies du ministre, comme jadis Marius sortit tout armé de la poussière des Gracches. Des obsèques pompeuses furent donc ordonnées, et autour de ces débris éternellement veufs d’une intelligence forte et élevée vinrent se grouper, en grand nombre, des spéculateurs politiques et, il faut le dire, aussi des hommes dont l’opinion était consciencieuse et respectable. L’avenir le dira, ce fut la sans doute une magnifique avance faite à la mort; mais la mort n’y a point répondu. Et pourtant, entendez-vous encore, Messieurs, les cris de victoire du lendemain.

Ce que l’on suppoite le plus impatiemment. c’est le charlatanisme politique. Sans doute un grand concours d’hommes s’était pressé au convoi ordonné par l’autorité; mais proclamer qu’il y avait là une majorité imposante en faveur du système du 15 mars, c’était proclamer un mensonge politique, l’opinion dissidente devait s’en irriter; elle s’en irrita.

Toute action vive et blessante appelle une réaction. Lamarque mourut, l’occasion fut saisie.

Reconnaissons-le, Messieurs, avec franchise. Les obsèques de Lamarque ne furent pas seulement un hommage rendu au grand général, à l’illustre citoyen; on voulut opposer une manifestation politique à une manifestation politique, on prétendit en appeler à la France mieux informée, des chants de victoire qui retentissaient encore.

Alors, vous vous en souvenez, nous étions tout émerveillés au récit de ces promenades populaires qui électrisaient l’Angleterre et imposaient la réforme; nous admirions l’attitude imposante et ferme de ces quelques cent mille hommes parcourant les rues de Londres. Nous sommes imitateurs, et d’avance nous calculions avec bonheur l’effet d’une manifestation semblable sur la direction du gouvernement. Imprudens! nous avions oublie que si la démocratie est quelquefois calme et noble en Angleterre, elle se ressent toujours chez nous de l’esprit turbulent de la démocratie antique.

Vous ne l’avez pas oublié. Au lieu de chercher à calmer les esprits déjà si agités, l’autorité les irrita encore par des soupçons injurieux, d’avance les journaux proclamèrent le scandale, et le jour marqué pour le convoi la malveillance était prête, les ennemis étaient à leur poste.

Suivons le convoi:

Je ne vous parlerai pas des taquineries mesquines de la place Vendôme, du refus de rendre à Lamarque les honneurs militaires; je ne m’arrêterai point aux scènes des boulevarts, je suis pressé d’arriver à la Bastille.

Les derniers adieux au général étaient à peine prononcés qu’un escadron de dragons se montre sur le quai et sur le boulevart Bourdon. Ce fait matériellement démontré soulève une grave question: Les dragons ont-ils ou non chargé sans provocation sur une foule inoffensive?

A cet égard j’exprimerai une opinion franche et consciencieuse. Avant de commencer le procès que vous avez à juger, il eût été digne de la justice et de l’autorité de provoquer une enquête générale; de mettre en lumière toutes les circonstances successives du convoi; les journaux l’ont souvent demandé, mais leur demande venait de l’opposition, par système elle ne fut point écoutée. Jusque là cependant les juges ne peuvent qu’imparfaitement apercevoir la vérité. C’est là ma pensée et en la manifestant je suis sûr de trouver dans M. l’avocat-général lui-même accord et sympathie.

L’espèce d’enquête tentée au milieu de ce débat n’a poiut été contredite par la défense, elle ne pouvait pas l’être…..

M. le président. Je vous demande pardon de vous interrompre, mais c’est vous qui avez provoqué cette enquête; c’est sur votre demande que j’ai adressé aux témoins des questions que je ne voulais point poser d’office.

M. Marie. Lorsque le débat s’est engagé sur les faits du pont d’Austerlitz la défense a aussitôt déclaré qu’elle refusait de débattre la question de provocation directe de la part de la troupe, attendu qu’elle manquait d’élémens pour s’expliquer sur ce point. J’ai le droit de dire que les investigations auxquelles on s’est livré dans cette enceinte n’éclairent rien; elles appartiennent à un pouvoir plus élevé. Quant à présent, rien n’est acquis comme fait positif….

Je me trompe, Messieurs, il y a un fait acquis et c’est celui-là seul qu’il importait à la défense de démontrer. Jamais notre intention n’a été de plaider la provocation directe; mais il s’agissait de déterminer une intention; alors nous avons dit: l’intention peut être bonne ou mauvaise selon les motifs qui l’ont influencée, les circonstances dans lesquelles elle s’est développée: s’il est démontré que, dans le cortège, il y a eu croyance à un attaque non provoquée; ceux qui, dominés par cette croyance (même erronée) ont pris les armes pour se défendre, sont innocens. Notre intérêt était donc de prouver la croyance consciencieuse à une attaque non provoquée; il n’allait pas au-delà.

Eh bien, je veux accorder a l’accusation que les dragons, en sortant de leur quartier, ont été attaqués; j’admets qu’ils ont perdu plusieurs de leurs chefs, je comprends toute l’irritation de ces militaires; ils n’avaient plus de guide, on s’explique d’autant mieux par conséquent comment ont ils pu mettre moins de prudence dans la charge qu’ils ont exécutée sur le boulevart Bourdon, comment ils se sont précipités en fourrageurs sur une foule innocente, pour venger l’attaque sanglante qu’ailleurs ils avaient subie. J’admets tous ces faits; mais qu’ils ne détournent pas votre attention! Une seule question doit être agitée, y a-t-il eu sur le boulevart Bourdon une charge exécutée sur une foule inoffensive? une charge telle, que cette foule a dû croire et a cru à une agression brutale et sans motif? Voilà la seule, la véritable question. Or, sur ce point, vous avez entendu une foule de gardes nationaux, amis de l’ordre, puisque le 6 ils ont pris les armes pour le défendre; ils vous ont rendu compte des faits et de l’impression qu’ils en ont ressentie. Les déclarations (pleines de bonne foi sans doute) des trois militaires qui se sont présentés, ne l’emporteront pas sur les déclarations unanimes de citoyens désintéressés. Ils vous l’ont dit: au moment où les dragons s’élancent sur eux, tous, d’un mouvement spontané tirent leurs sabres, et crient: à la trahison, aux armes, on nous assassine, on assassine la garde nationale! Plusieurs gardes nationaux ont ajouté même: si nous avions été armés, nous repoussions la force par la force; regrets heureusement impuissans! Car un horrible conflit se serait engagé, qui aurait mis en péril peut-être le droit que vous défendez!…..

Il n’y a donc plus de doute, l’exaspération est générale parmi ces citoyens traqués et chargés à coup de sabres; des cris de colère, des cris de mort se font entendre, il semble qu’une horrible guerre civile va éclater…..

Eh bien! de ce volcan embrasé s’échappe une lave brûlante, c’est Jeanne! il bondit, il s’élance; il va s’abattre sur cette barricade Saint-Méry d’où l’accusation voudrait dater son départ vers l’éternité…..

Que s’est-il passé dans l’intérieur de cette barricade? la France le sait, et moi je voudrais jeter un voile épais sur ces scènes de désolation. Un mot cependant: M. l’avocat-général en accusant Jeanne, a voulu vous faire douter de son courage. Singulière position que la mienne! Si je parle de Jeanne avec quelque admiration, n’allez-vous pas croire qu’il y a en moi sympathie pour la révolte? Non, je ne revendiquerai pas pour lui une valeur inutile et funeste, mais je la revendiquerai pour mon pays, pour l’armée, pour la garde nationale: je ne crois pas, moi, que pendant vingt-quatre heures soixante mille braves se soient heurtés impuissans contre des barricades non défendues. Prenez garde, en dégradant le vaincu vous dégradez la victoire…. Du courage! il y en eut trop.

Soit, dira-t-on; mais ce courage fut un crime. Ici, Messieurs, le débat s’engage. Pour en sortir. précisons bien les époques.

Au boulevard Bourdon, les dragons, qu’ils aient été ailleurs provoqués ou non, chargent sur une troupe inoffensive. Cette agression violente appelle la défense, la défense est légitime, ce sentiment est le sentiment général. Jeanne est là, il y est sans armes, au milieu de la compagnie à laquelle il appartient; comme tous ceux qui l’entourent il est injustement attaqué; comme eux, s’il avait eu son fusil dès lors il soutenait la lutte. Dans une telle circonstance, résister à la force n’était pas seulement un droit, c’était un devoir; et certes si une guerre vive et meurtrière se fût engagée, le pays aurait eu à déplorer la mort de ses braves citoyens, mais la justice n’aurait pas eu de criminels à condamner: du moins, elle ne les aurait pas trouvés dans les rangs de la garde nationale.

Jeanne va-t-il devenir coupable en construisant la barricade Saint-Méry? Non, à cette époque encore il use d’un droit; à cet égard vous avez l’aveu de l’accusation elle-même. Ce témoin entendu aux premières audiences, Simon, c’est lui qui le premier a travaillé aux barricades; il y est resté jusqu’au soir: ces faits sont reconnus, avoués de Simon lui-même; et depuis long-temps la justice est éclairée. Simon a-t-il été puni ? Non, on a dirigé des poursuites contre lui mais elles ont été abandonnées. Que dis-je puni? il a été récompensé: c’est après ces tristes journées, auxquelles il prit tant de part, que le gouvernement lui a donné les Invalides. Eh bien! a mon tour j’interpelle l’accusation. Si la construction des barricides est un fait criminel, pourquoi Simon est-il libre? Si c’est un fait innocent, pourquoi Jeanne serait-il forcé d’en rendre compte?….

Messieurs, la construction de la barricade Saint-Méry n’est qu’une conséquence de l’agression des dragons; elle a eu lieu sous l’influence des mêmes idées, des mêmes passions qui animaient Jeanne au moment où il quitta le convoi. Des témoins vous l’on dit, on dépavait les rues en criant: on égorge la garde nationale, c’est une trahison.... des hommes paisibles s’étonnaient-ils de tant d’effervescence, eh! ne voyez-vous pas, leur disait-on, que l’on vous assassine? C’est un fait certain aussi que le cadavre d’un citoyen frappé au convoi fut apporté dans une maison voisine des barricades, et cette vue funeste dut accroître encore la colère que les dragons avaient éveillée.

Ainsi, la croyance à une agression violente, injuste, non-provoquée; croyance fondée sur la vérité ou l’erreur, mais qui prend son point de départ dans un fait matériel bien démontré, a jusqu’ici causé tout le mal. Et, je ne saurais trop le répéter, jusqu’ici, dans l’opinion même de l’accusation, Jeanne est innocent.

Mais, vous a dit M. l’avocat-général, en admettant que les premiers actes de Jeanne puissent se légitimer par la croyance à une agression injuste, il n’a pas cru sans doute qu’il vengeait la garde nationale, lorsque plus tard il a tiré sur elle; que n’a-t-il imité tous ses camarades qui, irrités comme lui la veille, se sont retrouvés le lendemain sous les drapeaux.

Ici, je comprends toute la force de l’accusation. Je le sens, les faits m’échappent, et il ne me reste plus en quelque sorte qu’a faire un appel à votre conscience et à votre raison. C’est une haute question de liberté morale que désormais vous avez à résoudre. Songez à Jeanne, songez à ce caractère si bouillant, à cette organisation si ardente. Jeanne est sous l’influence d’une seule pensée: pour lui il est vrai, il est réel que les dragons ont provoqué, il a été le témoin de cette exaspération générale qui, en un instant, a agité tout le convoi; son âme a reçu des impressions de colère et de violence, et elle les a conservées; il agit sous le feu de ses passions, et pour longtemps la raison est absente.

Là garde nationale se présente devant la barricade. Ce fait doit éclairer Jeanne! Eh! qui sait si une affreuse pensée n’a pas alors surgi dans son esprit? qui sait s’il n’a pas cru a une horrible guerre, dans laquelle les deux opinions qui divisaient alors la garde nationale se trouvaient en présence. C’était folie sans doute, ah! oui, c’était folie; mais lui, enfermé dans la barricade, sans communication avec l’extérieur, pouvait-il savoir ce qui s’était passé après le convoi? Savait-il que la colère des citoyens s’était tout-à-coup apaisée? Ils avaient pu, ceux-ci, découvrir une vérité qui les avait calmés; mais lui, il restait invinciblement plongé dans une fatale erreur.

Comment n’a-t-il pas réfléchi? dit-on. Rappelez-vous-le, Messieurs; dès la première charge, Jeanne a été blessé. Blessé! lui! Jeanne! et il réfléchirait! Non, non, il est courbé sous le joug d’une nécessité, et il s’écrie: La lutte est engagée.

Réfléchir! cela était-il donc d’ailleurs si facile? Les attaques succédaient aux attaques. A peine les combattans avaient-ils le temps de prendre quelques alimens. Le 6, à trois heures, un de ces hommes demande des vivres, des vivres! lui répond-on, il est trois heures, à quatre heures nous serons tous morts.

(Après diverses considérations générales. Me Marie termine ainsi):

Les sociétés sont formées d’intelligences qui marchent successivement à l’émancipation politique. C’est là le progrès, c’est la civilisation.

Un siècle ne devine pas le siècle qui le suivra, et s’il apparaît alors un homme en avant de son époque, il parle, on ne le comprend pas; il agit, on le persécute; il agit encore, on le tue…… Cependant le temps marche, et les générations étonnées élèvent des statues à ce précurseur séditieux.

Ah! la justice humaine doit trembler lorsque, jetant les yeux sur le passé, elle voit chaque progrès social appuyé à sa base sur le tombeau d’un martyr.

Messieurs, que ces idées planent sur votre jugement!

J’ai rempli mon devoir, je vous abandonne Jeanne, je vous livre cette existence si pleine, si agitée.

Serez-vous inflexibles? je ne le crois pas. Dans le chemin ensanglanté des révolutions où la force, toujours en présence, est aujourd’hui couronnée et demain séditieuse, il faudrait, pour être inflexible, qu’une autorité suprême et infaillible eût posé des bornes qui disent au voyageur égaré: Par-là tu vas à la gloire, par-là tu marches à l’échafaud.

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