Procès des vingt-deux accusés du Cloître Saint-Méry

Cinquième audience (27 octobre)

A neuf heures l’audience est ouverte.

Le sieur Botot, distillateur. Le Polonais Grimbert s’est présenté chez moi rue Maubuée, il m’a demandé mes armes: je lui ai dit que je n’en avais pas, et il s’est retiré; c’était le 6 juin vers midi.

Grimbert. C’est vrai.

M. le président. Pourquoi demandiez-vous un fusil? R. Je dis que je sortais de chez monsu Polite avec d’autres personnages qui me forçaient, et j’étais joliment content que ce monsu n’avait pas son fusil, et je le demandais pour que les autres ne demandent pas plus durement, et pour rendre service à mes voisins.

Mme. Jacquemin. Le 6 juin, huit hommes sont venus pour me demander des armes. M. Grimbert est entré après, et a fait sortir ces hommes.

M. Parmentier, épicier, rue Montmorency. On s’est introduit chez moi; on m’a demandé: «Etes-vous le bourgeois? — Oui. — Vous avez un fusil? — Oui. — Il nous le faut; et ces individus ont été le prendre dans la salle du fond.

M. le président. Combien étaient-ils! R. Huit ou dix, dont deux armés. M. Fourcade m’a dit: «Je suis un homme d’honneur: donnez-le-moi ce fusil: si je ne suis pas tué, je vous le rapporterai,» et pour preuve il me donna l’adresse d’un M. Lambert, imprimeur. — D. Ce fusil vous a-t-il été rapporté? R. Non, Monsieur.

Fourcade. Le témoin a d’abord déclaré que j’avais l’air tranquille, et non d’un insurgé, chez le juge d’instruction il ne me reconnaissait pas, c’est moi qui lui ai dit: «C’est à moi que vous avez remis le fusil.» Chez lui j’entrai, forcé par les autres insurgés: il fallait bien paraître d’accord avec eux. Alors je pris Monsieur à part, et je lui demandai son fusil, avec promesse de le lui rendre. Derrière la carte de M. Lambert était mon nom. Un quart d’heure après je me suis retiré dans une maison rue Saint-Martin.

M. le président. Comment vous trouviez-vous là?

L’accusé. Je sortais de l’hôpital, où j’étais atteint du choléra; et ayant le bras paralysé, certes je n’avais ni la force ni l’intention de me mêler au trouble. Après quinze jours de prévention, j’ai été mis en liberté; c’est alors que j’ai rencontré celui chez lequel j’avais déposé le fusil, et je me suis fait reconnaître; c’est là la cause de mon accusation.

Le témoin déclare que l’adresse de Fourcade n’était pas au dos de la carte qu’il a déposée chez lui.

M. Michel, marchand à la toilette, rue Saint-Martin, no. 32. Après plusieurs charges, j’entendis sonner à la porte qui est à côte de chez moi; je sortis, et je vis plusieurs hommes armés qui demandèrent à entrer. Ils ont insisté, ils voulaient enfoncer la porte. Je leur dis que cet appartement était confié à ma garde, et ils renoncèrent à leur projet. Au même instant, deux individus arrivèrent; l’un est Fourcade. Ils nous dirent: «Nos fusils sont inutiles, nous n’avons plus de cartouches.» Un jeune homme me dit: «Si quelqu’un mérite récompense, c’est moi; j’ai tué sept gardes nationaux.» — Malheureux que vous êtes! lui dis-je, croyez-vous qu’avec votre république les alouettes vous tomberont toutes rôties dans le bec ? M. Fourcade me remit l’adresse de M. Lambert; il en déchira la moitié en disant: «Si j’envoie quelqu’un avec cette moitié de carte vous remettrez le fusil.» Je sortis. Snr les cinq heures du soir, Fourcade fut arrêté rue Saint-Martin, no. 31; il était avec deux voltigeurs qni le conduisaient; il me fit signe, et se réclama de moi: mais je le signalai comme ayant déposé un fusil chez moi. J’oubliais de déclarer que dans le jour Fourcade m’avait dit: «Les barricades sont bien mal faites, les balles passent à travers.»

M. le président donne lecture d’un procès-verbal constatant que le fusil porté par Fourcade n’avait pas été tiré.

Le témoin croit qu’il avait fait feu.

M. le président. Parmentier, à quelle heure le fusil vous a-t-il été pris? R. Sur les dix heures.

M. le président. M. Michel, à quelle heure vous a-t on déposé le fusil ? R. A midi.

( Fourcade explique comment, forcé de se réunir aux insurgés, il put, vers midi, s échapper et se réfugier chez le sieur Michel.)

Nicolas, rue Saint-Méry, no. 48. Plusieurs individus sont entrés dans la maison, ils descendaient des étages supérieurs. Il y avait un trou à la toiture. Des militaires montaient presque au même instant, et les arrêtèrent.

Marmut. Le 5, à trois heures, je suis arrivé avec Conilleau de la campagne. Nous sommes restés ensemble jusqu’à neuf heures; c’est alors que nous avons été séparés.

Soufflet. Le 5 juin. je dînai chez moi avec Marmut et Conilleau, qui restèrent chez moi jusqu’à neuf heures. Conilleau avait une redingote rougeàtre.

(Decombe atteste la moralité de Conilleau.)

Bousquet. J’ai vu Dumineray dans son magasin le 5 et le 6, jusqu’à neuf heures et demie dix heures. J’ai su que, le 5, il était allé voir passer le convoi pendant une heure. Il n’avait pas demandé la permission de sortir, mais le magasin était fermé. Je sais que, dans la nuit du 5 au 6, il a couché a son domicile. Il est tranquille, et a la meilleure moralité.

M. Levasseur. Le 6 juin, à neuf heures, Dumineray était encore chez moi. Dans la journée du 5, il a pu, en faisant une course, aller voir le convoi. Le 6, il m’avait demandé s’il fallait ouvrir, je lui dis que non, qu’il fallait attendre les évènemens. Il y a trois ans qu’il est chez moi; il a la meilleure conduite. Je sais qu’il prenait sur ses appointemens vingt-cinq sous par jour pour sa jeune sœur.

M. Mouton. J’ai vu Vigouroux sortir le 6 a huit heures du matin, et rentrer a dix heures; je l’ai vu revenir avant midi; je suis sur que le 6 il avait son uniforme.

M. le président. Connaissez-vous l’accusé depuis long-temps? R. Un an avant son départ pour le corps. Vigouroux a toujours été très-tranquille.

Mlle. Virginie Suisau, brunisseuse, rue des Gravilliers. J’ai vu M. Vigouroux le matin chez lui, il parlait de son intention d’aller chercher son permis de séjour; il rentra à une heure de l’après-midi. Je l’ai revu plus tard devant la porte; il n’est pas sorti de la maison: il se présentait quelquefois sur mon carré, et il conversait avec les voisins.

M. Jean Pilou, bijoutier. Je connaissais Vigouroux, je l’ai vu le 6 juin presque toute la journée; il est resté deux heures chez moi, près de la croisée; je l’ai vu sortir et rentrer à plusieurs reprises; il demeurait debout sur la porte, je ne puis pas préciser les heures.

M. Collet, limonadier. Je connais Vigouroux, je l’ai toujours reconnu pour honnête homme; je l’ai vu dans la journée du 6 entrer et sortir jusqu’à midi, une heure environ; il était habillé en militaire ce jour-là.

M. Alexandre-François, herboriste. Le 6 juin, j’ai vu Vigouroux sur le pas de sa porte, sans armes, dans la matinée, je ne puis pas préciser l’heure.

M. Claude. Le 6 juin, j’ai vu Bouley à l’Hôtel-de-Ville, au coin de la rue de la Mortellerie. Nous avons pris un petit verre ensemble; nous sommes allés déjeûner rue de l’Epine, puis nous avons été nous promener sur le quai jusqu’à onze heures.

M. le président. Bouley, comment n’avez-vous pas indiqué ce témoin dans l’instruction? R. Ou m’a seulement demandé le lieu de mon arrestation. D’ailleurs devant le conseil de guerre, qui condamnait à mort, j’étais embrouillé.

Mme Dessales, logeuse. Je connais M. Renouf; il a toujours vécu de son travail, et était fort tranquille.

M. Durand connaît Renouf depuis dix ans; il l’a recueilli à l’âge de dix ans, et depuis lors ce jeune homme s’est parfaitement bien conduit. Le 5, dit le témoin, Renouf est resté chez moi; il est plein de probité; on l’a accusé de pillage: il y a des gens qui ne pillent pas, il est de ce nombre: chez moi il a eu des fonds considérables à sa disposition, il n’en a jamais abusé, et en ce moment même une place qui ne peut être donnée qu’à un homme intègre l’attend; c’est celle de garçon de caisse chez un de mes cousins-germains, qui connaît Renouf depuis son enfance.

Plusieurs témoins déclarent que le 5 au soir M. Rossignol était en armes, attendant que sa compagnie fût réunie, et les ordres de ses chefs.

M. Rouard a vu M. Rossignol se retirer chez lui après avoir parlementé avec M. Martin, commandant un peloton de la garde nationale.

M. le président. Vous avez vu Rossignol rentrer immédiatement chez lui. R. Immédiatement n’est pas le mot; après une décharge. M. Rossignol suivit la patrouille, et rentra peu d’instans après chez M. Fournier.

Me Saunières. Le témoin n’a t-il pas entendu Rossignol gémir sur ce qui venait de se passer à la barricade?

Le témoin. Oui, Monsieur.

M. Savoie, marchand de rouenneries. Je connais MM. Rossignol et Jeanne. J’ai vu Rossignol qui nous a demandé le 5 à quelle heure la compagnie se réunirait; plus tard, il a parlementé avec le capitaine Martin; puis il est rentré dans la barricade, c’était son chemin pour aller chez lui: il n’a pas tiré.

M. Jeanne a protégé mon magasin; les insurgés voulaient s’en emparer pour s’y établir et faire feu; il s’y est opposé. Il était au convoi avec nous, et n’ayant que son sabre. Notre compagnie a été obligée de se séparer et de se sauver, à la charge des dragons.

Un juré. Qui est-ce qui a fait feu le premier?

Le témoin. Je suis intimement convaincu que les dragons ont fait feu les premiers.

Jeanne. M. Savoie n’est pas dans la même compagnie que moi; sa compagnie était en avant de la nôtre; lorsque cette compagnie essuya le premier feu des dragons, ceux qui nous précédaient refluèrent sur nous; nous serrâmes nos rangs jusqu’au catafalque; là on fit feu, mais un feu provoqué par la troupe; plusieurs des nôtres furent blessés, deux tombèrent morts à mes côtés; alors tous les gardes nationaux tirèrent leurs sabres, et, s’adressant aux dragons: Gredins, dirent-ils, nous nous verrons ce soir! Je partageai cette indignation, je suivis le mouvement, et je courus à mes armes.

M. Ninet, prédécesseur de Fournier, donne sur celui-ci d’excellens renseignemens; il se plaint avec amertume qu’à une précédente audience, M. Tavaut l’ait signalé comme ayant pris part à l’insurrection.

Mme Tavaut, rappelée, insiste, et dit avoir vu M. Ninet en désordre, comme s’il eût travaillé à la barricade. «Il a jeté, dit-elle, des cartouches de la fenêtre de l’estaminet: il avait un pistolet, et paraissait commander.»

M. Ninet. Messieurs: je suis depuis vingt ans clans le quartier; il y a douze ans que je fais partie de la garde nationale; je suis électeur, bien connu de tous mes voisins, et certes, si j’avais fait ce qu’on me reproche, tout le quartier m’aurait reconnu: d’ailleurs j’ai passé la plupart des instans de l’insurrection avec les voisins les plus notables du quartier.

Mme Tavaut insiste de nouveau.

M. Ninet, avec énergie. Puisque madame insiste, je demande et je désire qu’on me mette en jugement; je tiens à honneur de purger une accusation aussi grave. Je n’ai d’ailleurs aucun motif de haine contre madame Tavaut; si elle en a contre moi, qu’elle s’explique.

Mme Tavaut. Je n’en veux pas à Monsieur.

M. Ninet. C’est sans doute une erreur de madame, mais une erreur déplorable.

Me Saunières. Si les faits énoncés par madame Tavaut devaient laisser planer le moindre soupçon contre M. Ninet, dans l’intérêt de la défense et de M. Ninet, j’insisterais pour qu’on entendît les personnes avec lesquelles M. Ninet a passé la journée.

M le président. Personne n’accuse M. Ninet.

Me Saunières. Excepté madame Tavaut.

M. le président. Madame Tavaut peut se tromper; une enquête me semble inutile.

M. Drouet, principal clerc d’avoué, obligé par la fusillade de se réfugier le 6 chez Fournier, a vu mademoiselle Alexandre vivement émue, très triste: elle s’est même trouvée mal deux fois; dans l’estaminet, où il est resté jusqu’à six heures du soir, on n’a pas fait de cartouches; il n’a vu ni poudre ni balle. Rossignol et Fournier n’ont pris aucune part à l’insurrection. La garde nationale et la troupe de ligne tiraient sur des personnes inoffensives: c’est ce qui a forcé le témoin de se réfugier chez M. Fournier.

M. Bouley de la Meurthe. Vous dites que la troupe de ligne et la garde nationale tiraient sur des personnes inoffensives?

M. Drouet. Oui, Monsieur.

Un juré. C’est une erreur.

M. Rousseau, commis marchand. Le 6, une vive fusillade me détermina à demander asile à M. Fournier; il m’a accueilli: il était dix ou onze heures quand je suis entré chez lui; j’y suis resté jusqu’à la prise des barricades. Toutes les fois que des jeunes gens venaient avec des armes, M. Rossignol, par ses discours, les engageait à descendre; il n’y avait pas d’armes chez M. Fournier.

M. Dalvigny, chirurgien. Je connais MM. Rossignol et Fournier; j’étais dès la nuit dans les barricades pour faire des pansemens. Le 6, j’appris qu’un blessé avait été porté dans l’estaminet; là, je vis mademoiselle Alexandre qui prodiguait des soins à un individu qui, la veille, avait reçu un coup d’épée dans les reins par un sergent de ville; ce jeune homme m’affirma qu’il était inoffensif; il me chargea de faire avertir sa famille. A ce moment-là j’entendis battre la charge rue Maubuée; je demandai ce que c’était; mademoiselle Alexandre me dit: «N’avancez pas; déjà plusieurs balles ont pénétré dans l’appartement, et vous pourriez être blessé.» Un coup de fusil partit; je dis à mademoiselle Alexandre de regarder s’il n’y avait pas de blessé; elle regarda, et cria: «Eh! mon dieu ! il y a un blessé; courez vite.» Elle me donna de la charpie et des bandes.

M. le président. Etiez-vous en uniforme? R. Oui, en uniforme de chirurgien.

M. le président. Avez-vous vu Jeanne? R. Oui, il m’a sauvé la vie. Je m’avançai devant la barricade, la sentinelle me crie qui vive? et me met en joue; Jeanne se précipite sur elle, relève l’arme, et dit: «Malheureux! on ne tire pas sur un homme inoffensif.»

M. Hulain, lithographe. Le 6 au soir. j’ai reproché à M. Rossignol de n’avoir pas empêché que la veille on se battît; il me répondit: «J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour empêcher que le sang français ne coulât.»

M. Wandelberg déclare que Grimbert s’est opposé long-temps à ce que les insurgés envahissent la maison du sieur Polite.

M. Toussaint, marchand de vin. Sans Grimbert, on aurait pillé ma maison; c’est un brave homme.

M. Pascal. Le 5, M. Conilleau revenait de Puteaux; il est sorti avec un de ses camarades, et en rentrant il m’a dit qu’il avait été blessé; ce n’est que le lendemain qu’il est sorti pour se faire panser.

M. Lambert, lithographe. Je connais Fourcade, il venait chez moi quelquefois; je l’ai connu chez M. Deshayes. —D. L’avez-vous chargé de vous procurer des pratiques? R. Non, Monsieur. — D. Reconnaissez-vous cette carte (l’une de celles saisies sur Fourcade)? R. Oui. — D. En aviez-vous remis à Fourcade? R. Oui. — Avez-vous donné à Fourcade des leçons de lithographie? R. Non, mais il en a été question.

Fourcade. Le témoin m’avait-il promis une commission si je lui procurais de l’ouvrage? R. Oui, Monsieur.

M. Fininot connaît Falcy; il l’a vu le 6 juin à trois heures et demie du soir, époque à laquelle il a quitté son ouvrage.

(On passe à l’audition des témoins sur les faits généraux.)

Me Marie, avocat de Jeanne, expose dans quel but les accusés ont fait citer des témoins sur les faits généraux. Ce n’est pas, dit-il, pour établir qu’il y a eu provocation directe ou indirecte de la part de la troupe; cette question, nous la laissons en dehors du procès; mais les faits matériels se moralisent par l’intention, qui elle-même est dominée par les circonstances. Or, nous voulons établir que le 5 juin, au convoi du général Lamarque, il y a eu croyance générale que la troupe avait attaqué sans provocation, et que cette croyance, partagée par la garde nationale et par les citoyens, a excité une indignation générale.

M. Delair, avoué près la cour royale de Paris. J’assistais au convoi du général Lamarque; je n’y étais pas avec ma compagnie, parce que M. Ganneron avait recommandé aux capitaines de ne pas nous réunir. Après avoir déposé sur le cercueil du général une couronne, je revins au Palais, où j’avais affaire. Peu d’instans après je retournai au convoi, et j’approchai de l’estrade. Lorsque le convoi fut arrivé, le mouvement du monde me repoussa, et je me trouvai près du petit pont du canal; je restai là tout le tems des discours, et jusqu’après le départ du général Lafayette. J’avais entendu des décharges; je les croyais en l’honneur du général Lamarque: cependant une dernière décharge se fait entendre, et je vois beaucoup de personnes qui se portent du côté de Bercy en poussant des cris affreux. Voulant savoir la cause de ces cris, je me retourne, et je vois les dragons qui chargeaient au trot. Je n’avais d’autre parti, pour éviter la charge, que de faire face en bonne contenance aux dragons; une cinquantaine de gardes nationaux en firent autant; les dragons se replièrent, on établit une barricade, et immédiatement après les dragons, qui s’étaient retirés, allèrent près de l’île Louviers. Il y avait beaucoup d’exaltation parmi les gardes nationaux qui avaient aussi été chargés, chacun criait aux armes! plusieurs d’entre eux se jetèrent dans le faubourg Saint-Antoine, et y allèrent chercher des armes; quant à moi, je revins sur la place de la Bastille, je parlai au colonel du 16e de ligne, je lui demandai s’il avait reçu des ordres pour charger; il me dit que non, et que si les dragons avaient chargé, c’était par un excès de zèle.

Je ferai remarquer qu’entre les dragons et nous gardes nationaux il n’y avait personne qui pût se rendre coupable de provocations, et que rien ne m’a paru déterminer une charge semblable à celle qui a été faite par les dragons.

M. Delapalme. J’insiste sur ce que les dragons se sont retirés en présence des gardes nationaux.

M. Delair. Les dragons avaient dépassé le pont; nous nous sommes avancés en bon ordre; je ne veux pas penser qu’ils aient eu peur de nous, nous n’avions que des sabres; mais ils se jetaient sur la foule, et ils se sont détournés en nous voyant. J’étais vivement ému. Deux gardes nationaux venaient d’être blessés à côté de moi, au moment où nous allions toucher au pont. — D. Savez-vous où ils avaient été blessés? R. Par la charge des dragons. — D. Par des balles? R. Oui, sans doute. M. le président ne m’a pas compris: les dragons ont fait les premiers une décharge de mousqueterie. — D. Savez-vous si les dragons n’avaient pas été attaqués au pont d’Austerlitz? R. Ils n’en venaient pas.

M. Marie. Je demanderai au témoin si, dans ce moment-là, il a vu des gardes nationaux tirer leurs sabres.

M. Delair. Oui, tous les ont tirés, et je me suis avancé sabre nu au-devant d’un officier de dragons.

Un juré. Je demanderai au témoin si le lendemain il a contribué, comme garde national, a rétablir l’ordre public?

M. Delair. Si j’étais accusé, je pourrais, je devrais répondre à la question que m’adresse un de MM. les jurés; aussi, et encore bien qu’il me soit facile de répondre, je m’abstiendrai de le faire.

M. Delapalme demande qu’on entende Mme Dejollier, MM Devenetreille et Debiercy.

M. le président ordonne qu’on cite ces témoins.

M. Liembert. J’étais au convoi du général Lamarque; je revenais par le boulevart Bourdon. Un détachement de dragons, qui allait au pas, partit au galop, et se divisa tirant à droite et à gauche des coups de pistolets. Nous nous sommes refoulés sur le pont en criant, comme bien vous le pensez. — D. Aviez-vous entendu les discours, R. Oui. — D. Quels cris les avaient suivis? Des cris de vive la république! non pas la meilleure des républiques, mais bien vive la république tout court. — D. Quel est l’effet que produisit cette charge? R. Un très-mauvais effet; on criait à la trahison! à la trahison! et si tout le monde avait eu des armes, ça aurait fait une bien mauvaise affaire; car quand on voit des dragons courir en désordre, et se jeter sur une foule inoffensive….

M. le président. Ainsi, sans cause, vous auriez employé vos armes?

Jeanne. Je conçois que M. le président, qui a dépassé l’âge des passions; qui est habitué, comme magistrat, à n’agir qu’avec réserve et après être remonté des effets aux causes, eût recherché la cause de ces charges; je serais même étonné qu’il eût agi autrement; mais nous, jeunes gens sans défense, peu habitués aux formes lentes de la justice, et frappés à mort, que nous demandions. que nous recherchions la cause de cette agression, vous ne l’exigerez pas. Nous savions qu’il y avait des balles, qu’elles donnaient la mort, qu’il fallait l’éviter; et à notre âge on n’évite les balles et la mort qu’en répondant par des balles et la mort. C’est pour repousser l’agression que j’ai pris mou fusil; vous savez le reste.

M. Chéradame fait la même déposition que le précédent témoin, et affirme que les dragons ont chargé et fait feu sans provocation. — D. A-t-on chargé sur vous? R. Sur moi comme sur les autres. — D. Vous étiez en uniforme? R. Oui, Monsieur; ils ont renversé deux gardes nationaux, et ne se sont arrêtés qu’en présence d’une barricade formée dans un clin d’oeil.

M’ Marie. Il y a eu une grande exaspération?

Le témoin. Oh! oui; on a crié aux armes, et les gardes nationaux ont tiré leurs sabres?

Jeanne. Les gardes nationaux étaient-ils armés autrement qu’avec leurs sabres.

Le témoin. Je n’ai vu que des sabres; s’il y avait eu des armes, on aurait riposté, et il n’y a pas eu de riposte.

(M. l’avocat-général donne lecture d’une lettre adressée par M. Desollier, chef d’escadron des dragons, au Constitutionnel; il résulte de cette lettre que cet officier avait l’ordre formel de ne prendre une attitude hostile que dans le cas où il serait attaqué avec opiniâtreté, et après avoir usé de tous les moyens de conciliation. Dans cette lettre, M. Desollier déclare qu’il a été attaqué par une décharge de vingt coups de feu, qui blessèrent plusieurs sous-officiers et soldats de son détachement, et que, malgré cette première attaque, il a tenté encore des moyens de conciliation, et, guidé par l’intervention de plusieurs gardes nationaux, il a réussi à éloigner la masse irritée. )

Me Sebire fait observer que cet officier était le chef de ceux qu’on accusait d’avoir chargé sans ordres, et que sa lettre ne peut être considérée que comme une justification.

M. Thibaudot, manufacturier à Choisy-le-Roi. J’étais, le 5 juin, à la tête d’un peloton de gardes nationaux; ce peloton venait troisième; l’estrade faisait face; nous en vîmes descendre les députés. A ce moment-là il y eut intention manifeste de se retirer, mais il y avait difficulté à cause de la foule; alors on nous annonça que l’on tirait près du pont de la Tournelle sur les gardes nationaux: en effet, nous entendions des coups d’armes à feu; un escadron de dragons arriva au galop, chassant devant lui la foule; cette charge excita l’indignation des gardes nationaux; je me portai alors à la tête du pont; il y avait en face de moi quelques élèves de l’Ecole polytechnique; des dragons arrivèrent près de nous, puis se retirèrent au grand galop, et vinrent à passer au galop au milieu des gens qui s’étaient rangés à la première charge. On criait aux armes, et le sentiment général était que c’était une surprise, et qu’on avait été attaqué par les troupes.

M. Delapalme. Déjà les dragons avaient été attaqués.

M. Thibaudot. J’ajouterai quelques mots: avant ces coups de fusil, des provocations très graves nous avaient été adressées par des gens tout-à-fait inconnus.

Jeanne. Je demanderai au témoin s’il n’a pas pu remarquer qu’avant même que le cortège se mit en marche, des hommes revêtus les uns de l’uniforme de gardes nationaux, et d’autres habillés en bourgeois, n’avaient pas tenté de s’introduire dans nos rangs, et s’ils n’en avaient pas été chassés; s’ils ne nous faisaient pas voir des bonnets phrygiens, et si on ne disait pas: Ces hommes doivent être de la police.

M. Thibaudot. Je n’ai pas connaissance personnelle de ces faits.

M. le président. Si un homme portant un drapeau séditieux se fut présenté à vous, qu’auriez-vous fait?

M. Thibaudot. Je l’aurais repoussé.

M le président. Vous ne l’auriez pas arrêté? c’est cependant un délit.

M. Thibaudot. Je n’étais pas chargé de la police du convoi.

M. Georges, marchand de vin en gros. Lorsque je me fus approché de l’estrade, je vis arriver les dragons; quelques minutes après, ils firent une décharge; on tenta de faire une barricade avec de vieilles futailles; mais ils continuaient à tirer, il fallut fuir. J’ai la conviction intime que les dragons ont tiré sans provocation aucune de la part du peuple, et l’indignation était générale. — D. Savez-vous s’ils n’avaient pas été attaqués? R. Non, Monsieur, j’en suis convaincu.—D. D’où venaient ces dragons? R. Je ne sais.— D. N’aviez vous pas entendu des décharges auparavant? R. Non, Monsieur, à moins qu’elles n’aient été faites en même temps que les décharges funèbres.

M. Bescher, homme de lettres, âgé de 70 ans. Je me rendis avec un de mes voisins à la place de la Bastille; nous longeâmes le boulevart Bourdon. A peine étions-nous arrivés au bout du boulevart, qu’on cria: «Voilà des dragons!» En effet, ils avançaient; on était ému, je l’étais peu, car je ne prévoyais pas une attaque. Une voiture passait là, chargée de tonneaux vides, et on barra le passage; des coups de feu se firent entendre; on cria de toutes parts: «On tire sur la garde nationale, sur les citoyens!» Moi, je n’eus d’autre parti à prendre que celui de me sauver par la rue de la Contrescarpe; les dragons lâchaient leurs carabines d’un côté du bassin du canal à l’autre, et tiraient sur nous; nous n’eûmes d’autre ressource que de nous réfugier dans les maisons. De là je me sauvai par des rues détournées, prévoyant une collision, parce que de toutes parts on criait aux armes, à la trahison! — Comment marchaient les dragons? allaient-ils au pas? R. Oui. — D. D’où partaient les coups de feu? R. Du côté des dragons, mais les balles sifflaient à côté de nous. — D. Quand les dragons tiraient d’un côte du canal à l’autre, étaient-ils attaqués? R. Non, Monsieur: ils ne pouvaient pas l’être; nous n’étions pas armés de notre côté, et de l’autre il n’y avait plus que les dragons.

M. Bignon, étudiant. J’étais devant le pont d’Austerlitz quand les dragons arrivèrent au galop; un jeune homme est monté sur la barricade pour empêcher que l’on jetât des pierres, on n’en avait pas encore jeté; mais les dragons tirèrent sur la barricade, et on riposta par des pierres. — D. Aviez-vous entendu avant ce moment des coups de feu ? R. Non, j’ai vu tirer le premier coup de feu contre les barricades.

Me Marie. Qu’a-t-on pensé lors de cette charge?

Le témoin. Que les dragons attaquaient sans provocation.

M. le président. Saviez-vous ce qui s’était passé auparavant? R. Je crois que c’était là la première affaire.

Jeanne. Le témoin a-t-il entendu une sommation?

Le témoin. Non, Monsieur.

M. Toucas, artiste peintre, déclare que les dragons ont fait une décharge de mousqueterie sur la garde nationale et les citoyens; il n’avait rien entendu avant cette attaque.

M. Gardarin dépose qu’il a entendu dire qu’un officier de la ligne avait rapporté des effets dérobés rue Saint-Méry. Ce témoin a vu les dragons charger sans provocation, il a entendu tous les gardes nationaux crier aux armes!

M. le président. Avant de voir les dragons charger, avez-vous entendu des coups de feu? R. Non, et je crois qu’il n’en avait pas été tiré.

M. Grisy, tailleur d’habits, dépose dans le même sens; il affirme que les dragons ont chargé sans provocation; il ne sait pas si antérieurement on les avait attaqués. «J’ai été, dit-il, ainsi que tous les gardes nationaux, indigné de la conduite des dragons.»

M. Danduran, artiste. Le 5 juin, j’étais sur le boulevart Bourdon; j’entendis des cris aux armes! défendons-nous! A côté, étaient des dragons qui firent feu sur le peuple. Les barricades n’ont commencé qu’après les premiers coups de feu tirés par les dragons.

M. le président. Vous avez vu tirer les dragons? R. Je les ai vus tirer comme je vous vois. — D’ Les avait-on attaqués? R. Non, Monsieur.

M. Piot, courtier en vin. Au Grenier d’abondance…

M. le président. Vous êtes prévenu…

Me Marie. Je ferai remarquer que M. le président ne manque pas, avant d’interroger un témoin, de lui dire: Vous êtes prévenu. Ce ne peut être là un reproche contre la défense.

M. le président. Ah ! non sans doute.

Me Marie. L’accusation connaît ses témoins avant de les faire entendre, il faut bien que la défense connaisse ses témoins; et la cour doit croire qu’il y a autant de loyauté de la part du barreau que de la part de l’accusation.

M. le président. Sans doute; aussi je fais seulement observer que les témoins ont été prévenus.

Le témoin affirme qu il a vu les dragons charger sur des hommes inoffensifs; il était indigné, et il se fût défendu s’il avait été armé, et aurait fait feu sur les dragons.

M. Laurette, négociant. Le 5 juin je me retirais par le boulevart Bourdon: les dragons chargèrent sur nous, sans sommation; un homme inoffensif fut blessé près de moi. — Avant aviez-vous entendu des coups de feu? R. Oui, mais par les dragons, qui n’avaient pu être attaqués, car il n’y avait que nous, et nous étions sans armes. — D. Quel sentiment avez-vous éprouvé? R. Un sentiment d’épouvante et d’indignation à la fois; si j’avais eu une arme. je me serais défendu. — D. Du point où vous étiez a-t-on tiré sur les dragons? R. Non!

M. Bellan, grenetier, grenadier dans la compagnie Laffitte. Le 5 juin, j’étais avec ma compagnie près du pont d’Austerlitz; nous entendons des cris, nous voyous une charge de dragons qui nous a dispersés: ils ont tiré sur nous, une balle m’a sifflé aux oreilles. — D. Où étaient-ils quand ils ont tiré ? R. A l’autre côté du canal, et nous par conséquent séparés d’eux par le canal. — D. Sur qui tiraient-ils? R. Sur la foule dont je faisais partie. — D. Savez-vous d’où venaient les dragons? R. Non. — D. Aviez-vous entendu avant des coups de feu? R. Oui, au moment même où l’on tirait du côte de la Seine, les dragons tiraient sur nous. — D. Qu’avez-vous pensé dans ce moment? R. Tout le monde était étonné. On a crié vengeance! aux armes! — D. Combien y avait-il de monde réuni sur les lieux? R. Beaucoup. — D. Combien pouvait-il en avoir au cortège? R, Je n’en sais rien.

M. Chaumerot, libraire. J’étais avec une partie de ma compagnie (Laffitte), très près du catafalque. Après les discours, la garde nationale se disposait à se retirer; je vis les dragons sortir de la rue de la Cerisaie, et faire une charge sur le peuple. — D. Dans ce moment-là le cortège était séparé? R. On se séparait. Quand la charge a eu lieu, nous étions prêts à nous défendre, nous nous sommes crus attaqués.

M Hébert, marchand de vin en gros. J’étais à la Bastille au moment où les dragons nous ont chargés, le sabre et la carabine à la main; il ne nous ont pas prévenus, et ont tiré sur nous. — D. Avant, aviez-vous entendu des coups de feu? Non. — D. Qu’avez-vous pensé? R. On criait aux armes! à la vengeance! officiers et soldats de la garde nationale, nous avons crié aux armes! nous avons excité le peuple à s’armer. Plusieurs officiers ont désarmé eux-mêmes des postes, en excitant les gardes nationaux à se mettre en défense. Si tout le monde eût voulu faire comme moi, nous aurions couru a nos armes.

M. Josse, marchand boucher. Lorsque les charges ont eu lieu, j’étais à l’entrée du boulevart l’Hôpital; j’ai aperçu un mouvement qui se faisait, je me suis approché, et j’ai vu les dragons charger sur le peuple sans sommation.

M. Vidal, changeur de monnaie. passage Choiseul. J’étais dans les rangs de ma compagnie en colonne serrée, au-delà du pont du canal; après les discours, le bruit se répandit que des charges de cavalerie avaient lieu sur le boulevart du Temple. Nous ne voulions pas croire ce bruit; nous étions indignés de la présence d’un drapeau rouge couronné d’un bonnet phrygien. En ce moment on met le général Lafayette dans un fiacre, qui fut traîné par des hommes du peuple. Le bruit se répand de nouveau qu’on chargeait; un instant après nous entendons des feux de peloton sur nos derrières; nous nous retournons, un cri général se fait entendre. Alors nous voyons sur le boulevart Bourdon des dragons charger sur des hommes sans défense. Ou crie aux armes! aux barricades! Nous tirons nos sabres, nous avons regretté de n’avoir que de misérables briquets, nous sommes rentrés chez nous, et au rappel nous avons rejoint nos compagnies. — D. Savez-vous quels cris se proféraient ? R. Des cris de vive et de à bas la république! — D. Les dragons ont-ils tiré de l’autre côté du canal ? R. Nous étions plus haut, mais nous les avons vus tirer sur les masses. — D. Tirait-on sur les dragons? IL Je n’ai vu personne armé, et je ne crois pas qu’on ait riposté.

M. Dutout, négociant: même déposition. — D. Vous a-t-on dit qu’on tirait sur le peuple? R. Oui, et nous avons entendu des détonations; j’étais de sang-froid, et j’ai vu, bien vu, les dragons charger sur le peuple inoffensif. — D. Leur a-t-ou tiré des coups de feu? R. Je n’en ai pas vu.

(Quelques témoins restent encore à entendre. L’audience est renvoyée au lendemain dimanche dix heures.)

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