Prostitution – 7 (fr)

Résumons-nous.

Ne touchons pas à ce que Dieu s’est réservé. Souffrons, puisque c’est la loi. Souffrir avec joie, c’était la vertu des stoïciens; vertu chrétienne devinée par les païens. Le jour où le genre humain ne saurait plus souffrir, ses plus hautes vertus s’évanouiraient. Le droit serait déserté, le devoir serait renié. La conscience ne trouverait à qui parler. Il n’y aurait plus personne pour accepter la ruine, la persécution, l’exil, la cigue, la croix, l’échafaud, le martyre. Aucune joie ne se tendrait aux soufflets des valets dans la salle basse du grand prêtre. Il n’y aurait plus ni Socrate, ni Caton. Le sommet de l’homme se couvrirait d’ombre.

Distinguons seulement : il y a souffrance et souffrance. La fatalité se bifurque; Misère et Douleur sont deux. La douleur est providentielle; la misère est sociale. Subissons l’une; rejetons l’autre. Le joug de Dieu, soit. Le joug de l’homme, non.

Plus de malheureux du tout, c’est une chimère. Les moins de malheureux possible, c’est la sagesse. Et, dans les malheureux, supprimer l’espèce qu’on appelle « les misérables », voilà la plus grande des questions humaines. Guérir le goitre, tout est là.

Mais on se récrie : dire est facile. Faire ne l’est pas. Quel est votre mode de guérision? Comment supprimer la misère? Nous l’avons dit, en supprimant l’ignorance. Plus de ténébreux, plus de misérables. Il n’y a pas de cécité sociale; il n’y a que de la nuit.

Comment supprimer l’ignorance? par le moyen le plus simple, le plus élémentaire, le plus pratique, devant lequel on recule, comme devant toutes les évidences, mais auquel on arrivera. Par l’enseignement gratuit et obligatoire. Topique dont les prodigieux effets se feraient sentir en moins d’un quart de siècle. Retirer au parasitisme le budget que les nations lui allouent, et doter de ce budget l’enseignement, changer tous ces millions bêtes en millions utiles, ce serait la plus radicale mesure sanitaire que la civilisation pût prendre. Un point d’appui, et le levier sulèvera le monde. Le point d’appui est trouvé. C’est l’enseignement gratuit et obligatoire. Ite et docete.1 Hélas! les familles souffrent dans les nations et les nations souffrent dans l’humanité. Quel désolant groupe d’idées! en Europe seulement, quelle préoccupation pour la civilisation! les fanatismes religieux de l’Espagne, de l’Italie et de l’Angleterre, l’accablement moral de l’Irlande, le tâtonnement douloureux de la Pologne vers la résurrection, la torpeur de l’Allemagne, les accès de sauvagerie de la France dans son moment le plus auguste, quand elle enfante lés revolutions, l’idiotisme de ce qu’on appelle la Turquie, la servitude de la Russie, la barbarie de la Grèce. La barbarie de la Grèce, quel mot! autant dire l’obscurité du soleil. Un jour je tenais le livre de postes de l’Europe; Prez-en-Pail2 y était; Athènes n’y était pas. D’où vient toute cette ombre? de ce que la terre ne sait pas lire. Une telle situation ne peut durer. C’est l’absurde. Que la France, cette initiatrice, donne l’exemple. Nous l’avons déjà dit et crié ailleurs, mais nous le répéterons sans nous lasser : « des ateliers pour les hommes, des écoles pour les enfants. »

Oui, l’enseignement gratuit et obligatoire, voilà le remède. Enseignement logique, scientifique, radical; enseignement de choses saines et fortes. En dehors de cet enseignement-là, tout est danger. Pas de superstitions, pas de faux jour. Les superstitions enseignées ne nourrissent pas, elles empoisonnent. L’obscurité est amie de cette clarté-là. L’enseignement qui se trompe ou qui trompe est plus redoutable que l’ignorance même. Une chaire qui parle au rebours du juste et du vrai fait de la nuit. Côte à côte avec un mauvais enseignement, le mal se porte bien. La mauvaise leçon et la mauvaise action font un attelage. L’une aide l’autre. Tel catéchisme, tel code. Où l’âne est professeur, le loup est berger. Là où l’erreur est maîtresse d’école, là où le mensonge commence son crime par l’enfant, là où l’imposture tient la férule, là où l’iniquité est enseignée comme justice et la chimère comme vérité, l’asphyxie des âmes se fait, l’obscurité s’épaissit et devient opacité, le brouillard gagne et se répand, le crépuscule offre sa complicité. Le forêt propose au malfaiteur l’embuscade, la rue est noire, et l’infâme charretée des forfaits et des vices n’en roule que mieux. La fausse lumière, quoi de pire! le crime dit à cette chandelle : graisse ma roue avec ton suif.

Vingt années de bon enseignement gratuit et obligatoire, et tout sera dit, et l’aurore se sera levée. Plus de ces monstruosités que nous traînons ici, tout effarées et hideuses, devant ceux qui nous lisent. Les courbures de la conscience, ces courbures terribles, se redresseront. L’obscurité se dissipant, la noirceur s’effacera. Une inondation de vérité, voilà le salut. Il y a eu jadis, la géologie le démontre, un déluge funeste, le déluge de la matière, il nous faut maintenant le bon déluge, le déluge de l’esprit. L’instruction primaire et secondaire à flots, la science à flotes, la logique à flots, l’amour à flots, et tous les malades que la nuit fait, tous les bègues de l’intelligence, tous les eunuques de la pensée, tous les infirmes de la raison, et les esprits haillons, et les âmes ordures, et le sabre, et la hache, et le poignard, et les pénalités monsires, et les codes féroces, et les enseignements imbeciles, et Dracon avec Loriquet, et les erreurs et les idolâtries, et les exploitations, et les superstitions, et les immondices, et les mensonges, et les opprobres, disparaîtront dans cet immense lavage de l’humanité par la lumière. —

Gueulemer, Babet et Claquesous, eux aussi, étaient résédas et lauriers-roses pour des Palmyres et des Malvinas3 quelconques qui les subventionnaient sans les avoir jamais vus. Ils avaient retiré ce bénéfice de leurs divers passages dans les prisons de Paris.

Il arrive souvent, dans ces lamentables moeurs, que, sorti de détention, le détenu n’en dit rien, et s’en cache, et continue de recevoir ce subside de la pitié au voleur prisonnier, dont vit gaiment le voleur libre. Voler l’amour, voler l’idéal, voler sous le couvert d’une fleur, c’est le dernier crime possible au voleur. Toute honte bue, on commet ce crime-là. Le bandit flâne; il jouit de la vie; il a maintenant une esclave qui travaille pour lui; il exploite, à distance, une misérable.

C’est ce qu’avaient fait Gueulemer, Babet et Claquesous. Montparnasse, n’ayant pas encore été en prison, n’était fleur pour personne.

Notons ici un détail douloureux. Les trois infortunées femmes que Claquesous, Gueulemer et Babet avaient ajoutées à leurs ressources, et attachées à leurs destinées par cette magie blanche du bouquet, le lecteur les connaît. Il les a vues rire au commencement de ce livre; c’étaient Dahlia, Zéphine et Favourite, flétries de douze lugubres années de plus, passées de la déchéance à la dégradation, et tombées, elles aussi, de cercle en cercle, au septième.

1 Allez et enseignez. (Parole du Christ aux Apôtres, dans Matthieu XXVIII, 19 et Marc XVI, 15.)
2 Pré-en-Pail, localité du département de la Mayenne, arrondissement de Mayenne.
3 Noms originaux d’Eponine et Azelma

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