Lettre de Charles Jeanne à sa soeur
Il était environ six heures 1/2, & tous ces préparatifs divers étaient à peine terminés lorsque nous vîmes une forte colonne de garde nationale déboucher des quais par la rue St Martin & s’avancer vers nous au pas de charge: En un instant chacun fut à son poste, & lorsque la colonne se trouva à portée de pistolet de notre barricade, voyant qu’elle continuait [sa] marche l’arme au bras, je criai: Qui vive! France! répondit le capitaine commandant la colonne en continuant sa marche: le commendement de Halte! fortement accentué et la vue d’une centaine de fusils braqués de toute part sur la troupe la fit s’arrêter subitement. Le capitaine s’avança vers nous à dix pas environ de la tête de la colonne et demanda à parlementer & le citoyen R…….. s’élançant à sa rencontre lui demanda à quel titre lui & les siens s’avançaient vers nous: à titre d’amis! répondit-il — « Veuillez, capitaine, vous expliquer d’une manière moins vague; nous sommes ici tous républicains… Est-ce comme républicains, est-ce alors en amis que vous venez à nous?… Est-ce comme philippistes & par conséquent en ennemis?… Répondez!.. —En amis! s’écrie le capitaine d’une voix forte. » R…….. alors se jette dans ses bras & s’avance vers nous en lui donnant la main…. nous les accueillons par de nombreux Vivat mais à peine étaient-ils arrivés près de la barricade qu’ils s’élancent en s’écriant: « Ah! Brigands! Nous vous tenons enfin!!… feu! feu sur moi!!.. » s’écrie R…….. d’une voix de stentor, et à l’instant un feu roulant s’engage. Un jeune homme placé à quelques pas derrière moi & n’ayant sans doute point encore l’habitude des armes, dirige le canon de son fusil près de ma tête; le coup part, & le feu me grille les cheveux; surpris, je me retourne vers lui & au même instant un coup violent dans les reins et qui me fit l’effet d’un coup de bâton ou de crosse de fusil assené d’une main vigoureuse, me fit mesurer la terre: je crus avoir l’épine dorsale brisée. Je restai quelques secondes sans pouvoir faire aucun mouvement; & lorsque je me relevai, les gardes Nationaux fuyaient avec une telle précipitation, en nous abandonnant leurs blessés, que je n’eus que le temps d’en ajuster un qui tomba au coup. Je lui avais traversé la cuisse.
Tout cela se passa en moins de tepms qu’il ne m’en a fallu pour l’écrire.
Nous eûmes à peine relevé ces blessés qui étaient de la 6e légion qu’une nouvelle colonne d’attaque appartenant à la même légion, s’avança par le haut de la rue St Martin.
Je ressentais une violente douleur dans les reins, & mes camarades voulaient que j’entrasse de suite à l’ambulance afin de faire panser ma blessure, mais l’ennemi était là!… Déjà il commençait le feu… Cet effort était au-dessus de mes forces. Je continuai à me battre.
Je fis placer tous mes camarades un genou en terre derrière la barricade Maubuée, quelques-uns seulement restèrent aux créneaux qui étaient encore fort bas (cette barricade n’avait pas plus de 4 pieds d’élévation) afin d’encourager les assaillants par le petit nombre apparent des défenseurs du retranchement. Nous les laissâmes ainsi avancer jusqu’à portée de pistolet sans avoir répondu au feu qu’ils ne cessaient de faire en marchant; mais alors nous nous levâmes tous à la fois et les acueillîmes si chaudement, aux cris, mille fois répétés, de: Vive la république!, qu’ils s’arrêtèrent indécis: cette incertitude de leur part fut pourtant bientôt fixée lorsqu’un nouveau feu parti de la barricade & des fenêtres, & non moins bien dirigé que le précédent vint encore une fois éclaircir leurs rangs. Ce n’était plus alors un corps discipliné, mais bien une nuée de cosaques en déroute complète. Nous les poursuivîmes un instant, et cela contre mon avis: j’aurais voulu que jamais on ne quittât les barricades, mais je ne pus jamais obtenir cet acte de prudence des braves qui étaient avec moi. Ils convenaient bien de leur imprudence. Ils reconnaissaient avec moi que cette fuite pouvait être simulée & cacher un piège, mais à la première occasion leur bouillant courage les emportait encore, & ils retombaient dans la même faute.
La pression exercée sur ma blessure par mon fourniment me causant des douleurs tellement aiguës que je ne pouvais plus les supporter, je profitai de cet instant de repos pour me rendre à l’ambulance où plusieurs de mes compagnons voulurent me conduire. J’avais été atteint d’une balle; elle devait me briser l’épine dorsale, & par le plus heureux des hasards, le buffle de mon baudrier sur lequel elle avait frappé diagonalement, avait amorti le plomb et le malencontreux plomb après avoir glissé obliquement sur cette partie de mon fourniment s’était arrêté à l’épiderme, mais bien que la blessure fût légère, les reins étaient noirs et très enflés.
Pendant que j’essayais un pansement très douloureux, le gonflement des chairs ayant fait présumer aux chirurgiens & médecins [qu’elle] y était restée, une nouvelle fusillade s’engageait; la barricade St Méry était attaquée pour la seconde fois: je voulais sortir sans même être pansé; mais que m’importait! Je m’y serais élancé en gladiateur plutôt que de n’être point à mon poste… On me retint…. Non, jamais de ma vie je n’ai ressenti de douleurs plus atroces, plus poignantes, que celles qui me déchiraient à chaque décharge de mousqueterie dont le bruit frappait mon oreille…. Il me semblait que l’on me scalpait!!… Enfin je suis pansé, j’ai pu me faire ouvrir la porte… Je puis sortir!.. Je m’élance…. Oh! rage!… Un officier est debout sur la barricade… il va la franchir… Je l’ajuste et je respire…. Il vient de tomber!…
Bientôt rebutés de leurs vains efforts, les gardes nationaux battent en retraite en désordre laissant en notre pouvoir un assez grand nombre de blessés & de morts. parmi ceux-là était l’officier à qui peu d’instants auparavant je venais d’envoyer la mort. C’était, je crois m’en rappeler, un lieutenant appartenant à la 7e légion. Nous reconnûmes en le relevant qu’il respirait encore & nous nous hâtâmes de le transporter à l’ambulance extérieure où les secours les plus empressés lui furent prodigués. La balle lui avait traversé la poitrine. Rappelé à la vie après une abondante saignée, il fit connaître son nom, dont je ne me rappelle plus, & déclara demeurer rue d’Orléans ou de Berry au Marais. Il vécut jusqu’au lendemain 2 1/2 ou 3 heures du matin. Les habitants de la maison reçurent en dépôt et les rendirent sans doute à sa famille, son sabre, ses épaulettes, sa bourse et sa montre, chaîne et cachets en or. Ce fait, bien naturel du reste, répond suffisamment à ceux qui nous accusent de ne jamais avoir voulu que le pillage. Il était alors 8 heures 1/2 ou 9 heures du soir, après avoir envoyé quelques éclaireurs en avant afin de nous prévenir en cas de nouvelles attaques, j’engageai mes braves compagnons d’armes à élever des barricades avancées et placées à portée de pistolet de nos retranchements. Nous nous partageâmes en trois pelotons & une heure après de nouveaux retranchements de 2 pieds 1/2 de hauteur sur une largeur à peu près égale, se trouvèrent formés.
Je jugeais ces ouvrages avancées utiles afin de rompre les rangs des assaillants s’ils les voulaient franchir, indépendamment de ce qu’ils assuraient nos sentinelles contre une surprise nocturne.
Il était environ dix heures, aucune nouvelle attaque n’avait été tentée, & déjà je m’occupais des dispositions à prendre pour la nuit; déjà je distribuais les postes, lorsque quelques-uns des nôtres qui s’étaient avancés en éclaireurs, vers le haut de la rue St Martin, & qui pour passer le temps, étaient allés attaquer un poste que l’ordre public avait formé rue du Bourg-l’Abbé, revinrent nous prévenir qu’ils pensaient que nous allions avoir une nouvelle attaque à repousser, la garde nationale réunie cour St Martin & à la mairie du 6e arrondissement paraissant se former en colonne d’attaque. « Parbleu! mes amis, dis-je à mes camarades, il faut que ces gaillards-là soient tourmentés d’une bien cruelle insomnie? Ayons pitié d’eux… La graine d’oignon (la poudre, terme militaire) la graine d’oignon est un narcotique puissant; vous sentez-vous assez généreux pour leur en distribuer, sans regrets, la quantité suffisante pour les endormir?.. » Cette grosse plaisanterie de caserne produisit le meilleur effet du monde et fit beaucoup rire. Tous s’écriaient en rajoutant une balle à celle que contenaient déjà leurs fusils: « Allons! du narcotique… Endormons ces messieurs.. Pourvu seulement qu’ils aient eu la précaution de prendre leurs bonnets de coton? reprenaient quelques autres… »
Je me hâtai de faire placer des lumières aux fenêtres qui avoisinaient les barricades avancées (ces lumières y restèrent toute la nuit) afin que nous puissions voir convenablement les camarades de Philippe; quant à nous nous restâmes dans l’obscurité. Une trentaine d’hommes déterminés se placèrent en tirailleurs dans les portes cochères ou d’allées, entre les deux barricades, mes quarante inséparables restèrent avec moi derrière la première & le reste se plaça aux fenêtres. Bientôt nous entendîmes battre la charge & nos adversaires s’avancèrent, je pense, avec la conviction qu’ils allaient ne trouver que peu ou point d’adversaires; la nuit ayant dû, selon eux, nous faire rentrer chez nous. Ils furent bien désagréablement surpris, si tel était leur calcul… à peine leur premier rang avait-il mis le pied sur la barricade avancée qu’un feu d’autant plus terrible que les coups étaient tirés presque à bout portant, & que les armes étaient chargées à double balle, les arrêta subitement: ils se donnèrent à peine le temps de riposter & s’enfuirent en désordre nous laissant six blessés & un mort. Leur perte pourtant dut être considérable, à en juger par la grande quantité de sang répandu sur la place qu’ils avaient occupée.
Nous relevions ces blessés lorsque le cri d’alarme se fit entendre à la barricade St Méry; une autre colonne s’avançait de ce côté. Reçue aussi chaudement que sa devancière, elle prit le même parti après avoir inutilement brûlé quelques cartouches. Nos braves la voulaient poursuivre, & ce ne fut qu’avec la plus grande peine que je parvins à les arrêter en leur faisant observer que cette retraite précipitée cachait peut-être une embuscade; qu’il était bien possible que l’on voulût nous entraîner hors de nos barricades, afin de nous prendre entre deux feux, ce qui dans une rue coupée d’un aussi grand nombre d’autres rues transversales, & la nuit, était très facile à exécuter. Qu’en aucun temps nous ne devions abandonner nos barricades, mais particulièrement la nuit moins que jamais.
Nous étions restés, l’arme au pied, jusqu’à près de minuit, chantant la Marseillaise, le Réveil du Peuple et le Chant du Départ. Rien de nouveau se présentant, j’engageai ceux qui se sentaient le plus fatigués à prendre du repos, presque tous me répondirent qu’ils n’en avaient aucun besoin & que ceux qui ne seraient pas de faction allaient couler des balles & faire des cartouces. Ce ne fut qu’après les plus vives instances de ma part et de celle d’un officier de la garde nationale de Versailles qui, depuis une heure environ, était venu nous rejoindre en grande tenue, qu’ils consentirent à se reposer quelques instants. Mais quel repos, bon Dieu! C’était celui du brave il est vrai! Couchés tous sur leurs fusils dans l’escalier & sur le palier du 1er étage de la maison du numéro 30, qu’ils m’inspiraient du respect, ces hommes à la figure mâle et noircie de la poudre du combat!… Avec quel soin religieux je franchissais le corps de chacun de ces héros qui peut-être rêvait liberté à la veille d’un esclavage plus intolérable encore (en voyant que tous les gardes nationaux se tournaient contre nous, j’avais perdu l’espérance du succès) Oh! qu’il était grand, qu’il était imposant ce tableau qui jamais ne sortira de ma mémoire!!….
Je plaçai deux sentinelles à chaque barricade avancée avec la consigne de remettre à la sentinelle de la barricade intérieure tout individu qui se présenterait pour entrer. Celles des barricades intérieures reçurent la consigne de ne laisser sortir aucune arme & d’appeler le factionnaire du poste dans le cas où un étranger lui serait amené & de le lui remettre. Celui-ci devait le consigner au corps de garde où il devait se faire connaître sous peine de passer pour espion & d’être traité comme tel. Déjà on m’avait appelé deux fois pour reconnaître deux élèves en droit qui, revêtus l’un d’une pelisse et l’autre d’un dolman d’officier de hussard que leur avait prêtés le capitaine …….. étaient venus nous rejoindre à la faveur de la nuit, & que j’attendais beaucoup plus tôt lorsque je fus appelé de nouveau pour reconnaître un jeune homme qui se disait élève en droit. Je le fis monter afin que les deux nouveaux venus pussent l’interroger; ils le reconnurent.
Celui-ci nous prévint qu’il savait, de source certaine, que l’infâme Vidocq & toute sa bande, devaient dans la nuit sortir de la préfecture de police, costumés en ouvriers, & s’introduire dans les barricades afin de consommer inutilement les munitions en tirant en l’air, soit en jetant une partie des cartouches & peut-être même en faisant l’un & l’autre (ce qui me sembla assez probable) dans le but, lorsqu’elles viendraient à diminuer d’une manière sensible, d’entraîner ceux qui paraîtraient avoir le plus d’influence sur la masse des combattants, sous le prétexte de les conduire dans un lieu voisin où se trouvait une grande quantité de poudre ou de cartouches & par ce moyen de faire tomber les malheureux qui les suivraient dans des embuscades préparées à l’avance.
Je fis part de cette circonstance à tous ceux de mes braves compagnons d’armes qui ne s’étaient point livrés au sommeil, en les invitant à redoubler de surveillance, & tous me promirent d’examiner scrupuleusement ceux qui viendraient se joindre ou tenteraient de se joindre à nous.
Environ une demi-heure après un homme de 33 à 34 ans me fut présenté; Il n’avait aucun papier sur lui & cette circonstance jointe à son ton de forfanterie m’inspirèrent une défiance que partagèrent mes camarades mais que nous sûmes lui dissimuler. Interrogé sur sa profession & sa demeure, il me répondit être teneur de livres dans la rue des Deux Boules. Le hasard qui avait fait que cette rue plutôt que toute autre s’était présentée à sa pensée le servit bien mal car lorsque je lui eus dit que je connaissais en partie tous les négociants de cette rue, et que je l’eus prié de me dire quel était celui chez qui il travaillait, il se troubla, balbutia, et ne sut plus que me répondre. J’allais lui demander si ce n’était pas chez le Sieur Vidocq qu’il travaillait, lorsque cherchant à nous donner le change par un air d’assurance que trahissait l’émotion de sa voix, il me dit que pour me prouver qu’il méritait toute notre confiance, il me priait de l’accompagner avec quelques -uns de mes camarades, & qu’il allait me conduire chez un de ses amis qui demeurait à l’entrée de la rue aux Fers, & que là nous trouverions quelques milliers de cartouches dont il nous demandait seulement la permission de brûler sa part dans nos rangs.
« Monsieur, lui dis-je, votre digne chef a bien malheureusement placé sa confiance en vous envoyant ici. Vous vouliez gagner vos éperons, sans doute, car vous me paraissez bien neuf encore dans le triste métier que vous faites aujourd’hui…. Vidocq ne vous avait-il pas recommandé de ne faire ces propositions de munitions que quand vous verriez que les nôtres commenceraient à nous manquer? Vous vous êtes trop hâté, elles ne nous manquent point encore, & j’espère qu’il nous en restera suffisamment pour vous fusiller lorsque nous aurons le temps de vous prouver mieux qu’en ce moment, que nous vous connaissons pour être un des habitants de la rue de Jérusalem. En attendant ce moment qui ne peut tarder & par intérêt pour votre précieuse santé, je vais vous faire placer dans un lieu où vous serez à l’abri des balles. » & malgré ses supplications, je le fis descendre dans une des caves de la maison qui n’était point louée & dans laquelle je le fis enfermer, en lui faisant observer que si nous étions ainsi qu’il le disait dans l’erreur sur son compte, il lui serait donné toutes les facilités possibles pour se justifier. Console-toi donc, imbécile, lui disait le vieux grognard qui le tenait au collet, on te palera demain un déjeuner de trois francs quinze sous (être fusillé, terme militaire). Et tu n’es pas encore content; t’es bien difficile! Cet honnête agent de police fut présumablement délivré le 6 au soir par messieurs de l’ordre public, continuellement occupés à repousser des attaques qui se succédaient presque sans interruption nous l’avions oublié. Mon plus grand regret aujourd’hui encore, c’est de ne l’avoir pas fait fusiller immédiatement.
Leave a Comment