Prostitution – 3 (fr)

Ces grands spectacles de la difformité sont pleins d’enseignement. Est-ce de la laideur? non. C’est de l’horreur. Où commence la laideur? au nain. Il n’y a de laid que le petit. La misère sociale est une géante. Elle appartient à Dante et non à Callot. Elle a l’épouvantable beauté de la grandeur. Un trou est laid; un gouffre est grandiose. Qu’est-ce qu’une montagne? une gibbosité. On rit de Polichinelle sous sa bosse; rit-on d’Encelade sous l’Etna? La silhouette épique du titan bossu s’enfonce majestueusement dans l’azur; sa difformité sublime se découpe sur les étoiles.

Approfondir la misère, et la plaindre, et la consoler, et la soulanger, et la guérir, cela est utile. A qui? Aux misérables? Oui, et aux heureux. Oter la misère, ce serait ôter la haine. Anéantir la haine, ce serait sauver le monde.

Prenez garde à la comparaison; elle est implacable. Les misères morales ne sont pas moins indignées que les misères matérielles. C’est leur ignorance qui les a faites les misères qu’elles sont. Est-ce que leur ignorance est leur faute? Elles en veulent à tout ce qui n’est pas elles. Le monstre hait.

Le fond du monstre, c’est la colère. L’envie est lave et bouillonne. Cette souffrance-là menace. Ce qui ronge le dedans brûlera le dehors. Pourquoi suis-je ainsi, et les autres autrement? Qu’ont-ils fait, et qu’ai-je fait? A bas la beauté et le bonheur! Une misère est une difformité; une difformité est un volcan. Toute bosse fait éruption.

Prenez garde aux Vésuves latents. Il y a là un danger profond. Un voleur, une fille publique, ce sont des infirmes. L’un boite de la probité, l’autre boite de la pudeur. Un vice est une dartre. Ouvrez des hospices moraux, c’est-à-dire des écoles. Traitez ces maladies. Cautériser par la lumière, quelle admirable cure!

L’étude de la misère est donc nécessaire; mais de même que, pour étudier le cadavre, il faut le désinfecter, pour étudier la misère, il faut la sublimer.

Une putréfaction s’ídéalise si l’on voit l’âme à travers. La pénétration sacrée de la lumière sanctifie le bloc de ténèbres. En présence de cette monstruosité, la prostitution, oubliez Vénus, souvenez-vous d’Eve, substituez à l’ironie pour la courtisane le respect pour la femme, purifiez-vous par la disparition du sarcasme, et vous sentirez les pleurs poindre à la place du rire. Vous ferez sur vous-même des replis qui vous grandiront. Montrez la plaie, par compassion pour la plaie elle-même, mais montrez le ciel en même temps. Un regard sur l’homme, un regard sur Dieu. Ces deux sondages se complètent l’un par l’autre.

Horreur, soit; caricature, jamais. Sinon, pas de grandeur. L’épopée est à ce prix. Ne cachez rien, dites tout; cette franchise, c’est de la lumière. Rien n’est petit, dit grandement. Homère est dans Thersite autant que dans Priam. Ce qui serait inharmonieux sur la terre perd sa dissonance en se dilatant jusqu’au zénith. La laideur se dissout dans la grandeur. L’infini pénètre de toutes parts et fait formidable une grimace mêlée aux constellations. Le rictus de la poissarde y devient le masque de Némésis.

 

L’Anankè social est d’une dimension telle que ce qu’il y a de hideux dans le détail s’estompe dans la large brume de l’ensemble. L’incommensurable ne se montre nulle part avec des escarpements plus terribles. L’inabordable y complique l’inaccessible. Si l’on veut connaître la profondeur du malheur humain, c’est dans la misère de la femme qu’il faut jeter la sonde. Mulier dolorosa1.

Insistons-y. Dans une oeuvre comme celle-ci, l’analyse ne suffit pas toujours; il faut aller jusqu’à la dissection. Il faut qu’on voie l’os à nu, le muscle à vif, la chair en sang, le réseau des veines, les artères, toutes les sombres attaches de l’organisme, comment le vice s’articule avec la paresse, les viscères ouverts, les nerfs, les fibres, le tressaillement et la palpitation, les entrailles, le dedans du coeur. L’intestin est ouvert; regardez. L’analyse et la dissection sont deux enseignements différents, et qui se doublent en se confrontant. Le creuset donne un résultat; le scalpel en donne un autre.

Dans les choses sociales, là où tout est maladie et demande remède, la peinture, pour être efficace, doit parfois être un écorché.

Alors tout s’explique. On voit à l’oeil nu, chacune dans son compartiment, la fatalité et la passion. L’organisme est un fait, l’attraction est un autre. En quoi l’appétit diffère du besoin, en quoi la convoitise diffère de la faim; ces nuances, entre lesquelles il y a des mondes, se révèlent. L’estomac et le ventre, c’est deux. L’estomac ne peut mal faire.

Une fois la peau ôtée, plus de mystère. L’intérieur instructif apparaît. Les pourquoi disent leur secret; les points d’interrogation ôtent leur masque; on trouve les clefs perdues des vieilles serrures ténébreuses qui ne s’ouvraient pas. Regarder le mal c’est le vaincre. On vient, on voit, on triomphe. Veni, vidi, vici2. Sans doute il reste toujours un problème, un X, un inconnu. Une certaine quantité d’ombre sacrée persiste. Mais tout ce qui peut être su, on l’apprend, tout ce qui peut être gueri, on l’étudie. On touche la limite; on va jusqu’où Dieu laisse alle l’homme.

Mettons donc le cadavre sur la table. Le Vésale3 social a un droit égal à son devoir. Faisons l’histoire du dedans. Ouvrons toutes ces questions redoutables : le voleur, l’assassin, la prostituée. D’ailleurs, pourquoi reculerions-nous? Clio n’est pas Araminthe. La philosophie nést pas une béguele; il lui suffit d’être pure comme les astres. Les pruderies qui voilent les plaies, et qui prennent un ulcère pour une nudité, sont ineptes. Qu’est-ce qu’une orthopédie baissant les yeux devant une épine dorsale? qui veut guérir doit oser voir. Il y a dans le devoir accompli une chasteté suprême.

Et puis, ce que fait l’histoire politique est-il interdit à l’histoire sociale? l’une est-elle moins de bronze que l’autre? la colossale horreur est-elle ouverte à ceux-ci, fermée a ceux-là, et Juvénal y a-t-il moins ses entrées que Tacite? n’y a-t-il pas haute leçon et profit moral à montrer en quoi Soufflard4 confine à Caligula, et à décomposer les enchaînements du gouffre? La comtesse de Soissons5 est amie avec la Voisin. La même bête fauve hurle en haut et en bas; la veuve Médicis est féroce, mais impure. Charles IX rêve? à quoi? au massacre, ou à l’orgie? on voit les jupes courtes et les genoux blancs des filles d’honneur à travers la grille du balcon de la Saint-Barthélemy; le premier des palais et le dernier des bouges, le Louvre et le lupanar, ont le même radical: loup6.

Que nous veut donc la pédanterie académique et officielle? les historiographes eux-mêmes, Guichardin en tête, hésitent-ils à parler de Jeanne de Naples et de Lucrèce Borgia? si Poppée est de l’histoire, la Belle Ecallière en est; la transition est toute faite de Fautine à Margot; Cléopâtre est la première arche du pont; Jenneton est la second. Quel droit Agrippine a-t-elle que n’ait point Chignon-la-Rousse? puisque vous racontez Sémiramis, pourquoi ne raconterions-nous pas Catin? Quoi, de la même femme, on pourra dire la fin, mais non le commencement? la comtesse Du Barry; soit. Mais Jeanne Vaubernier, chut. Paillasse pour paillasse, j’aime autant celle de Mimi Rosette que celle de Messaline. Pourquoi le lit de sangle se cacherait-il quand la pourpre n’a pas honte? en pareil cas, du grabat au trône, il n’y a que la distance de la Scarron à la Maintenon, et la savate vaut la pantoufle. Devant l’histoire, le cynécée impérial de Théodora est tutoyé par la maison Bancal7, et la lune d’or de six palmes de diamètre qui avait pour prunelles deux diamants gros comme des oeufs d’aigle et qui éclairait mollement l’alcôve d’Eudoxie, en sait aussi long, en fait d’opprobre, que la chandelle vert-de-grisée de la rue du Pélican8. L’ignominie, c’est l’égalité.

La dorure ne tient pas sur les crimes. Procope lui-même, après avoir déifié Justinien, est forcé de faire un dernier chapitre, pilorie l’apothéose, et ajoute à toute cette gloire un post-scriptum de honte. Justinien, demi-dieu; erratum, lisez: monstre.

Toutes les turpitudes se font équilibre, et l’une n’a pas le droit de mépriser l’autre. Aucune souillure n’est reçue à faire la fière. De tigre à chacal il n’y a que la griffe. Mettons donc toute l’histoire sur le même plan. Quand on a raconté le partage de la Pologne, on est de plain-pied avec la bande de Gueulemer, de Babet et de Claquesous. La Maritorne de la Pomme du Pin, qui n’a tué personne après tout, peut pien entrer en scène après les baisers de la reine Caroline à Nelson, à moins que ce ne soit un embellissement pour Caroline d’être monstre du doigt, dans les pâles clairs de lune de l’océan, par le spectre de Caracciolo9. Quoi, j’ai nommé Octavie, Tullie, Brunnehaut, Agnès la sanglante, Marie d’Ecosse, Louise de Valois10, Bonne de Barry, et je ne nommerai pas Fouillenbruche! est-ce par dignité? est-ce par respect pour cette goutte d’encre qui est dans le bec de ma plume? puisqu’elle a eu la noirceur d’écrire ce nom: Marguerite de Bourgogne, elle peut bien écrire celui-ci: Ninon. Quoi, Christine de Suède, toute nue sur son matelas de volours noir, n’offense pas la pudeur, et la belle Bourbonnaise fait scandale! Le beau style est-il plus à l’aise avec le lit de la duchesse de Longueville qu’avec le lit de Zozo-Gisquette? est-on à temps pour faire la petite bouche quand on a prononcé ce mot obscène: Catherine II11? la prostitution monte-t-elle en grade parce qu’elle devient czarine? la grande race est-elle une circonstance atténuante en matière de turpitude? l’infamie est-elle plus présentable quand elle est de la haute noblesse? soit. Glorifiez à votre aise les têtes couronnées de la prostitution; mais laissez-nous pleurer sur Marion et sur Manon.

Laissez-nous notre pitié fraternelle et profonde. La fille du peuple a eu faim. L’agonie de l’âme a commencé par l’agonie de la chair. A côté de Parent-Duchâtelet qui enregistre, Jérémie peut sangloter. Il y a du sépulcre dans cette alcôve; qui écarte ce drap de lit dérange un suaire; une prostituée est une morte.

Tout homme est habituellement fort indulgent pour soi-même, s’accorde tout, se concède tout, se pardonne tout, fait passer le bras de toutes les mauvaises actions possibles par la largeur de ses manches, admire les gentillesses de ses vices, appelle ses fautes de toutes sortes de jolis petits noms paternels, les caresse, les engraisse, les élève, ne s’accuse de rien, ne se blâme de rien, est noir et se croit blanc, s’émerveille gracieusement de lui-même; mas a dans la conscience un rechange vertueux dont il se sert pour autrui.

Ce que fait l’individu, la communauté le fait. D’une classe à l’autre on se condamne, en gardent pour soi seul l’absolution. Le haut méprise le bas; le bas déteste le haut. La cave dit: le grenier est sale; le grenier dit: la cave est noire.

Nous sommes tous le grenier; or, nous sommes tous la cave et, en regardant un autre, c’est soi-même qu’on regarde. Au fond, on le sent, on se l’avoue dans l’intimité du monologue; et l’on hait le philosophe sincère qui fait les confrontations. Les laideurs n’aiment pas les miroirs.

Présentons le miroir pourtant. Montrons Claudine Ronge-Oreille à Frédégonde. Là, madame, votre majesté se voit-elle?

1 Femme douloureuse.
2 « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. » Paroles de Jules César relatant au Sénat romain sa victoire sur Pharnace, roi de Pont.
3 André Vésale (1514 – 1564), célèbre anatomiste bruxellois qui l’un des premiers practiqua systématiquement la dissection du corps humain. Un Vésale social devra donc étudier dans tous ses organes, dans tous ses éléments, c’est-à-dire procéder à une dissection de la societé, mais la dissection n’est possible que sur les cadavres et la société est un corps vivant.
4 Soufflard, criminel condamné d’abord au bagne et qui, après sa libération, fut l’un des chefs d’une bande redoubtable qui commit à Paris des vols nombreux et quelques assassinats. Toute la band fut arrêtée et ses deux chefs, Soufflard et Lesage, furent condamnés à mort. Mais Soufflard ne monta pas sur l’échafaud. Il s’empoisonna dans sa cellule avec une forte dose d’arsenic, dont il se refusa à révéler comment ill se l’était procurée. Ceci se passait en 1839.
5 Olympe Mancini (1640-1708), l’une des nièces de Mazarin; elle épousa le comte de Soissons. Elle devint veuve en 1673 et fut accusée d’avoir empoisonné son mari; le fait qu’elle était en relations avec Catherine Deshayes, veuve Monvoisin, et dite la Voisin, célèbre comme chiromancienne et surtout comme empoisonneuse, donna du crédit à l’accusation contre la comtesse de Soissons.
6 Si lupanar vient de lupa qui signifie à la fois louve et prostituée, il n’est pas unaminement admis que le nom de Louvre vienne delupara, à cause de la présence de loups dans les lieux où le Louvre fut édifié. Selon Littré, lupara ou lupera, dont « on ne connaît ni l’origine ni la signification » était le nom d’un château situé hors de Paris qui est devenu le Louvre.
7 La maison Bancal, maison mal famée, à Rodez, dans laquelle le 19 mars 1817, fut assassiné l’ancien magistrat Fudalès. Ce crime fut l’une des causes le plus célèbres du temps de la Restauration. Procope (fin du ve siècle-562) haut fonctionnaire de la cour de l’empereur Justinien Ier. Il écrivit de ce prince une histoire apologètique, et, plus tard, une histoire secrète qui est un pamphlet non seulement contre Justinien mais encore contre sa femme, Théodora, et contre son Général Bélisaire.
8 Cette rue allait de la rue de Grenelle-Saint-Honoré (à présent rue J.-J. Rousseau) à la rue Croix-des-Petits-Champs.
9 Francisco Caracciolo (1752-1799), patriote napolitain, devenu amiral de la république parthénopéenne, fut, après la reddition de Naples, livré par un de ses domestiques, au parti royaliste. Il fut réclamé par Nelson, qui soutenait la royauté et que dominait, non pas la reine Marie-Caroline, mais la favorite de cette reine, Emma Lyon, aventurière anglaise devenue lady Hamilton, femme de l’ambassadeur d’Angleterre. Elle avait alors Nelson pour amant. Caracciolo fut pendu à la vergue d’un navire; son cadavre fut jeté à la mer. Le roi de Naples, venant de Sicile, fut frappé du spectacle de ce cadavre sur les eaux et demanda ce que lui voulait ce mort. « Une sépulture chrétienne » répondit l’aumônier. Cette sépulture fut accordée.
10 Octavie, fille de Claude et de Messaline, femme de Néron qui, en 62, la fit mettre à mort. – Tullie, fille de Servius Tullius et femme de Tarquin le Superbe. Elle poussa son mari à tuer Servius pour s’emparer du trône; ce fut en 534 av. J.-C. – Brunnehaut, qui, comme dénouement de sa sanglante rivalité avec Frédégonde, périt ayant été attachée à la queue d’un cheval indompté (613). – Agnès la Sanglante: Agnès d’Autriche, femme d’André II, roi de Hongrie, fit périr plus de mille personnes pour venger le meurtre de son père. Elle-même mourut assassinée (1364). – Marie d’Ecosse: Marie de Lorraine, fille de Claude duc de Guise et épouse, en secondes noces, du roi Jacques V d’Ecosse. Devenue veuve une seconde fois elle persécuta violemment les protestants de son royaume. Le peuple se souleva. La régente fut dépouillée de la régence et mourut au moment où elle venait d’appeler à son secours des troupes françaises (1560). – Louise de Valois: Louise de Savoie, femme de Jean de Valois et mère de François Ier, femme cupide, de moeurs dépravées et qui dilapida les fonds du Trésor pour la satisfaction de vengeances personnelles, mais qui, comme régente, ne dirigea pas mal les affaires du royaume.
11 Marguerite de Bourgogne, femme de Louis le Hurin qui la fit mettre à mort pour crime d’adultère. – Christine de Suède (1626-1689), fille de Gustave-Adolphe. Elle abdiqua en 1654 et, en 1657, elle fit assassiner à Fontainebleau son favori Monaldeschi. – La duchesse de Longueville (1619-1679), soeur du Grand Condé qui eut un rôle important pendant les troubles de la Fronde. – Catherine II la Grande (1729-1796), femme du Pierre III, impératrice de Russie après le meurtre de son mari, et femme de moeurs déréglées.

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