Volume 5/Book 1/Chapter 21
Les Misérables, Volume 5: Jean Valjean, Book First: The War Between Four Walls, Chapter 21: The Heroes
(Tome 5: Jean Valjean, Livre premier: La guerre entre quatre murs, Chapitre 21: Les héros)
Contents
General notes on this chapter[edit]
French text[edit]
Tout à coup le tambour battit la charge.
L'attaque fut l'ouragan. La veille, dans l'obscurité, la barricade avait été approchée silencieusement comme par un boa. À présent, en plein jour, dans cette rue évasée, la surprise était décidément impossible, la vive force d'ailleurs s'était démasquée, le canon avait commencé le rugissement, l'armée se rua sur la barricade. La furie était maintenant l'habileté. Une puissante colonne d'infanterie de ligne, coupée à intervalles égaux de garde nationale et de garde municipale à pied, et appuyée sur des masses profondes qu'on entendait sans les voir, déboucha dans la rue au pas de course, tambour battant, clairon sonnant, bayonnettes croisées, sapeurs en tête, et, imperturbable sous les projectiles, arriva droit sur la barricade avec le poids d'une poutre d'airain sur un mur.
Le mur tint bon.
Les insurgés firent feu impétueusement. La barricade escaladée eut une crinière d'éclairs. L'assaut fut si forcené qu'elle fut un moment inondée d'assaillants; mais elle secoua les soldats ainsi que le lion les chiens, et elle ne se couvrit d'assiégeants que comme la falaise d'écume, pour reparaître l'instant d'après, escarpée, noire et formidable.
La colonne, forcée de se replier, resta massée dans la rue, à découvert, mais terrible, et riposta à la redoute par une mousqueterie effrayante. Quiconque a vu un feu d'artifice se rappelle cette gerbe faite d'un croisement de foudres qu'on appelle le bouquet. Qu'on se représente ce bouquet, non plus vertical, mais horizontal, portant une balle, une chevrotine ou un biscaïen à la pointe de chacun de ses jets de feu, et égrenant la mort dans ses grappes de tonnerres. La barricade était là-dessous.
Des deux parts résolution égale. La bravoure était là presque barbare et se compliquait d'une sorte de férocité héroïque qui commençait par le sacrifice de soi-même. C'était l'époque où un garde national se battait comme un zouave. La troupe voulait en finir; l'insurrection voulait lutter. L'acceptation de l'agonie en pleine jeunesse et en pleine santé fait de l'intrépidité une frénésie. Chacun dans cette mêlée avait le grandissement de l'heure suprême. La rue se joncha de cadavres.
La barricade avait à l'une de ses extrémités Enjolras et à l'autre Marius. Enjolras, qui portait toute la barricade dans sa tête, se réservait et s'abritait; trois soldats tombèrent l'un après l'autre sous son créneau sans l'avoir même aperçu; Marius combattait à découvert. Il se faisait point de mire. Il sortait du sommet de la redoute plus qu'à mi-corps. Il n'y a pas de plus violent prodigue qu'un avare qui prend le mors aux dents; il n'y a pas d'homme plus effrayant dans l'action qu'un songeur. Marius était formidable et pensif. Il était dans la bataille comme dans un rêve. On eût dit un fantôme qui fait le coup de fusil.
Les cartouches des assiégés s'épuisaient; leurs sarcasmes non. Dans ce tourbillon du sépulcre où ils étaient, ils riaient.
Courfeyrac était nu-tête.
—Qu'est-ce que tu as donc fait de ton chapeau? lui demanda Bossuet.
Courfeyrac répondit:
—Ils ont fini par me l'emporter à coups de canon.
Ou bien ils disaient des choses hautaines.
—Comprend-on, s'écriait amèrement Feuilly, ces hommes—(et il citait les noms, des noms connus, célèbres même, quelques-uns de l'ancienne armée)—qui avaient promis de nous rejoindre et fait serment de nous aider, et qui s'y étaient engagés d'honneur, et qui sont nos généraux, et qui nous abandonnent!
Et Combeferre se bornait à répondre avec un grave sourire:
—Il y a des gens qui observent les règles de l'honneur comme on observe les étoiles, de très loin.
L'intérieur de la barricade était tellement semé de cartouches déchirées qu'on eût dit qu'il y avait neigé.
Les assaillants avaient le nombre; les insurgés avaient la position. Ils étaient au haut d'une muraille, et ils foudroyaient à bout portant les soldats trébuchant dans les morts et les blessés et empêtrés dans l'escarpement. Cette barricade, construite comme elle l'était et admirablement contre-butée, était vraiment une de ces situations où une poignée d'hommes tient en échec une légion. Cependant, toujours recrutée et grossissant sous la pluie de balles, la colonne d'attaque se rapprochait inexorablement, et maintenant, peu à peu, pas à pas, mais avec certitude, l'amenée serrait la barricade comme la vis le pressoir.
Les assauts se succédèrent. L'horreur alla grandissant.
Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cette rue de la Chanvrerie, une lutte digne d'une muraille de Troie. Ces hommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n'avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui n'avaient pas dormi, qui n'avaient plus que quelques coups à tirer, qui tâtaient leurs poches vides de cartouches, presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d'un linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des trous d'où le sang coulait, à peine armés de mauvais fusils et de vieux sabres ébréchés, devinrent des Titans. La barricade fut dix fois abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise.
Pour se faire une idée de cette lutte, il faudrait se figurer le feu mis à un tas de courages terribles, et qu'on regarde l'incendie. Ce n'était pas un combat, c'était le dedans d'une fournaise; les bouches y respiraient de la flamme; les visages y étaient extraordinaires, la forme humaine y semblait impossible, les combattants y flamboyaient, et c'était formidable de voir aller et venir dans cette fumée rouge ces salamandres de la mêlée. Les scènes successives et simultanées de cette tuerie grandiose, nous renonçons à les peindre. L'épopée seule a le droit de remplir douze mille vers avec une bataille.
On eût dit cet enfer du brahmanisme, le plus redoutable des dix-sept abîmes, que le Véda appelle la Forêt des Épées.
On se battait corps à corps, pied à pied, à coups de pistolet, à coups de sabre, à coups de poing, de loin, de près, d'en haut, d'en bas, de partout, des toits de la maison, des fenêtres du cabaret, des soupiraux des caves où quelques-uns s'étaient glissés. Ils étaient un contre soixante. La façade de Corinthe, à demi démolie, était hideuse. La fenêtre, tatouée de mitraille, avait perdu vitres et châssis, et n'était plus qu'un trou informe, tumultueusement bouché avec des pavés. Bossuet fut tué; Feuilly fut tué; Courfeyrac fut tué; Joly fut tué; Combeferre, traversé de trois coups de bayonnette dans la poitrine au moment où il relevait un soldat blessé, n'eut que le temps de regarder le ciel, et expira.
Marius, toujours combattant, était si criblé de blessures, particulièrement à la tête, que son visage disparaissait dans le sang et qu'on eût dit qu'il avait la face couverte d'un mouchoir rouge.
Enjolras seul n'était pas atteint. Quand il n'avait plus d'arme, il tendait la main à droite ou à gauche et un insurgé lui mettait une lame quelconque au poing. Il n'avait plus qu'un tronçon de quatre épées; une de plus que François Ier à Marignan.
Homère dit: «Diomède égorge Axyle, fils de Teuthranis, qui habitait l'heureuse Arisba; Euryale, fils de Mécistée, extermine Drésos, et Opheltios, Ésèpe, et ce Pédasus que la naïade Abarbarée conçut de l'irréprochable Boucolion; Ulysse renverse Pidyte de Percose; Antiloque, Ablère; Polypætès, Astyale; Polydamas, Otos de Cyllène, et Teucer, Arétaon. Méganthios meurt sous les coups de pique d'Euripyle. Agamemnon, roi des héros, terrasse Élatos né dans la ville escarpée que baigne le sonore fleuve Satnoïs.» Dans nos vieux poèmes de gestes, Esplandian attaque avec une bisaiguë de feu le marquis géant Swantibore, lequel se défend en lapidant le chevalier avec des tours qu'il déracine. Nos anciennes fresques murales nous montrent les deux ducs de Bretagne et de Bourbon, armés, armoriés et timbrés en guerre, à cheval, et s'abordant, la hache d'armes à la main, masqués de fer, bottés de fer, gantés de fer, l'un caparaçonné d'hermine, l'autre drapé d'azur; Bretagne avec son lion entre les deux cornes de sa couronne, Bourbon casqué d'une monstrueuse fleur de lys à visière. Mais pour être superbe, il n'est pas nécessaire de porter, comme Yvon, le morion ducal, d'avoir au poing, comme Esplandian, une flamme vivante, ou, comme Phylès, père de Polydamas, d'avoir rapporté d'Éphyre une bonne armure, présent du roi des hommes Euphète; il suffit de donner sa vie pour une conviction ou pour une loyauté. Ce petit soldat naïf, hier paysan de la Beauce ou du Limousin, qui rôde, le coupe-chou au côté, autour des bonnes d'enfants dans le Luxembourg, ce jeune étudiant pâle penché sur une pièce d'anatomie ou sur un livre, blond adolescent qui fait sa barbe avec des ciseaux, prenez-les tous les deux, soufflez-leur un souffle de devoir, mettez-les en face l'un de l'autre dans le carrefour Boucherat ou dans le cul-de-sac Planche-Mibray, et que l'un combatte pour son drapeau, et que l'autre combatte pour son idéal, et qu'ils s'imaginent tous les deux combattre pour la patrie; la lutte sera colossale; et l'ombre que feront, dans le grand champ épique où se débat l'humanité, ce pioupiou et ce carabin aux prises, égalera l'ombre que jette Mégaryon, roi de la Lycie pleine de tigres, étreignant corps à corps l'immense Ajax, égal aux dieux.
English text[edit]
All at once, the drum beat the charge.
The attack was a hurricane. On the evening before, in the darkness, the barricade had been approached silently, as by a boa. Now, in broad daylight, in that widening street, surprise was decidedly impossible, rude force had, moreover, been unmasked, the cannon had begun the roar, the army hurled itself on the barricade. Fury now became skill. A powerful detachment of infantry of the line, broken at regular intervals, by the National Guard and the Municipal Guard on foot, and supported by serried masses which could be heard though not seen, debauched into the street at a run, with drums beating, trumpets braying, bayonets levelled, the sappers at their head, and, imperturbable under the projectiles, charged straight for the barricade with the weight of a brazen beam against a wall.
The wall held firm.
The insurgents fired impetuously. The barricade once scaled had a mane of lightning flashes. The assault was so furious, that for one moment, it was inundated with assailants; but it shook off the soldiers as the lion shakes off the dogs, and it was only covered with besiegers as the cliff is covered with foam, to re-appear, a moment later, beetling, black and formidable.
The column, forced to retreat, remained massed in the street, unprotected but terrible, and replied to the redoubt with a terrible discharge of musketry. Any one who has seen fireworks will recall the sheaf formed of interlacing lightnings which is called a bouquet. Let the reader picture to himself this bouquet, no longer vertical but horizontal, bearing a bullet, buck-shot or a biscaien at the tip of each one of its jets of flame, and picking off dead men one after another from its clusters of lightning. The barricade was underneath it.
On both sides, the resolution was equal. The bravery exhibited there was almost barbarous and was complicated with a sort of heroic ferocity which began by the sacrifice of self.
This was the epoch when a National Guardsman fought like a Zouave. The troop wished to make an end of it, insurrection was desirous of fighting. The acceptance of the death agony in the flower of youth and in the flush of health turns intrepidity into frenzy. In this fray, each one underwent the broadening growth of the death hour. The street was strewn with corpses.
The barricade had Enjolras at one of its extremities and Marius at the other. Enjolras, who carried the whole barricade in his head, reserved and sheltered himself; three soldiers fell, one after the other, under his embrasure, without having even seen him; Marius fought unprotected. He made himself a target. He stood with more than half his body above the breastworks. There is no more violent prodigal than the avaricious man who takes the bit in his teeth; there is no man more terrible in action than a dreamer. Marius was formidable and pensive. In battle he was as in a dream. One would have pronounced him a phantom engaged in firing a gun.
The insurgents' cartridges were giving out; but not their sarcasms. In this whirlwind of the sepulchre in which they stood, they laughed.
Courfeyrac was bare-headed.
"What have you done with your hat?" Bossuet asked him.
Courfeyrac replied:
"They have finally taken it away from me with cannon-balls."
Or they uttered haughty comments.
"Can any one understand," exclaimed Feuilly bitterly, "those men,—[and he cited names, well-known names, even celebrated names, some belonging to the old army]—who had promised to join us, and taken an oath to aid us, and who had pledged their honor to it, and who are our generals, and who abandon us!"
And Combeferre restricted himself to replying with a grave smile.
"There are people who observe the rules of honor as one observes the stars, from a great distance."
The interior of the barricade was so strewn with torn cartridges that one would have said that there had been a snowstorm.
The assailants had numbers in their favor; the insurgents had position. They were at the top of a wall, and they thundered point-blank upon the soldiers tripping over the dead and wounded and entangled in the escarpment. This barricade, constructed as it was and admirably buttressed, was really one of those situations where a handful of men hold a legion in check. Nevertheless, the attacking column, constantly recruited and enlarged under the shower of bullets, drew inexorably nearer, and now, little by little, step by step, but surely, the army closed in around the barricade as the vice grasps the wine-press.
One assault followed another. The horror of the situation kept increasing.
Then there burst forth on that heap of paving-stones, in that Rue de la Chanvrerie, a battle worthy of a wall of Troy. These haggard, ragged, exhausted men, who had had nothing to eat for four and twenty hours, who had not slept, who had but a few more rounds to fire, who were fumbling in their pockets which had been emptied of cartridges, nearly all of whom were wounded, with head or arm bandaged with black and blood-stained linen, with holes in their clothes from which the blood trickled, and who were hardly armed with poor guns and notched swords, became Titans. The barricade was ten times attacked, approached, assailed, scaled, and never captured.
In order to form an idea of this struggle, it is necessary to imagine fire set to a throng of terrible courages, and then to gaze at the conflagration. It was not a combat, it was the interior of a furnace; there mouths breathed the flame; there countenances were extraordinary. The human form seemed impossible there, the combatants flamed forth there, and it was formidable to behold the going and coming in that red glow of those salamanders of the fray.
The successive and simultaneous scenes of this grand slaughter we renounce all attempts at depicting. The epic alone has the right to fill twelve thousand verses with a battle.
One would have pronounced this that hell of Brahmanism, the most redoubtable of the seventeen abysses, which the Veda calls the Forest of Swords.
They fought hand to hand, foot to foot, with pistol shots, with blows of the sword, with their fists, at a distance, close at hand, from above, from below, from everywhere, from the roofs of the houses, from the windows of the wine-shop, from the cellar windows, whither some had crawled. They were one against sixty.
The facade of Corinthe, half demolished, was hideous. The window, tattooed with grape-shot, had lost glass and frame and was nothing now but a shapeless hole, tumultuously blocked with paving-stones.
Bossuet was killed; Feuilly was killed; Courfeyrac was killed; Combeferre, transfixed by three blows from a bayonet in the breast at the moment when he was lifting up a wounded soldier, had only time to cast a glance to heaven when he expired.
Marius, still fighting, was so riddled with wounds, particularly in the head, that his countenance disappeared beneath the blood, and one would have said that his face was covered with a red kerchief.
Enjolras alone was not struck. When he had no longer any weapon, he reached out his hands to right and left and an insurgent thrust some arm or other into his fist. All he had left was the stumps of four swords; one more than Francois I. at Marignan. Homer says: "Diomedes cuts the throat of Axylus, son of Teuthranis, who dwelt in happy Arisba; Euryalus, son of Mecistaeus, exterminates Dresos and Opheltios, Esepius, and that Pedasus whom the naiad Abarbarea bore to the blameless Bucolion; Ulysses overthrows Pidytes of Percosius; Antilochus, Ablerus; Polypaetes, Astyalus; Polydamas, Otos, of Cyllene; and Teucer, Aretaon. Meganthios dies under the blows of Euripylus' pike. Agamemnon, king of the heroes, flings to earth Elatos, born in the rocky city which is laved by the sounding river Satnois." In our old poems of exploits, Esplandian attacks the giant marquis Swantibore with a cobbler's shoulder-stick of fire, and the latter defends himself by stoning the hero with towers which he plucks up by the roots. Our ancient mural frescoes show us the two Dukes of Bretagne and Bourbon, armed, emblazoned and crested in war-like guise, on horseback and approaching each other, their battle-axes in hand, masked with iron, gloved with iron, booted with iron, the one caparisoned in ermine, the other draped in azure: Bretagne with his lion between the two horns of his crown, Bourbon helmeted with a monster fleur de lys on his visor. But, in order to be superb, it is not necessary to wear, like Yvon, the ducal morion, to have in the fist, like Esplandian, a living flame, or, like Phyles, father of Polydamas, to have brought back from Ephyra a good suit of mail, a present from the king of men, Euphetes; it suffices to give one's life for a conviction or a loyalty. This ingenuous little soldier, yesterday a peasant of Bauce or Limousin, who prowls with his clasp-knife by his side, around the children's nurses in the Luxembourg garden, this pale young student bent over a piece of anatomy or a book, a blond youth who shaves his beard with scissors,—take both of them, breathe upon them with a breath of duty, place them face to face in the Carrefour Boucherat or in the blind alley Planche-Mibray, and let the one fight for his flag, and the other for his ideal, and let both of them imagine that they are fighting for their country; the struggle will be colossal; and the shadow which this raw recruit and this sawbones in conflict will produce in that grand epic field where humanity is striving, will equal the shadow cast by Megaryon, King of Lycia, tiger-filled, crushing in his embrace the immense body of Ajax, equal to the gods.