Volume 5/Book 6/Chapter 4

From Les Misérables Annotation Project
Jump to: navigation, search

Les Misérables, Volume 5: Jean Valjean, Book Sixth: The Sleepless Night, Chapter 4: The Immortal Liver
(Tome 5: Jean Valjean, Livre sixième: La nuit blanche, Chapitre 4: Immortale jecur)

General notes on this chapter

French text

La vieille lutte formidable, dont nous avons déjà vu plusieurs phases, recommença.

Jacob ne lutta avec l'ange qu'une nuit. Hélas! combien de fois avons-nous vu Jean Valjean saisi corps à corps dans les ténèbres par sa conscience et luttant éperdument contre elle!

Lutte inouïe! À de certains moments, c'est le pied qui glisse; à d'autres instants, c'est le sol qui croule. Combien de fois cette conscience, forcenée au bien, l'avait-elle étreint et accablé! Combien de fois la vérité, inexorable, lui avait-elle mis le genou sur la poitrine! Combien de fois, terrassé par la lumière, lui avait-il crié grâce! Combien de fois cette lumière implacable, allumée en lui et sur lui par l'évêque, l'avait-elle ébloui de force alors qu'il souhaitait être aveuglé! Combien de fois s'était-il redressé dans le combat, retenu au rocher, adossé au sophisme, traîné dans la poussière, tantôt renversant sa conscience sous lui, tantôt renversé par elle! Combien de fois, après une équivoque, après un raisonnement traître et spécieux de l'égoïsme, avait-il entendu sa conscience irritée lui crier à l'oreille: Croc-en-jambe! misérable! Combien de fois sa pensée réfractaire avait-elle râlé convulsivement sous l'évidence du devoir! Résistance à Dieu. Sueurs funèbres. Que de blessures secrètes, que lui seul sentait saigner! Que d'écorchures à sa lamentable existence! Combien de fois s'était-il relevé sanglant, meurtri, brisé, éclairé, le désespoir au cœur, la sérénité dans l'âme? et, vaincu, il se sentait vainqueur. Et, après l'avoir disloqué, tenaillé et rompu, sa conscience, debout au-dessus de lui, redoutable, lumineuse, tranquille, lui disait: Maintenant, va en paix!

Mais, au sortir d'une si sombre lutte, quelle paix lugubre, hélas!

Cette nuit-là pourtant, Jean Valjean sentit qu'il livrait son dernier combat.

Une question se présentait, poignante.

Les prédestinations ne sont pas toutes droites, elles ne se développent pas en avenue rectiligne devant le prédestiné; elles ont des impasses, des cæcums, des tournants obscurs, des carrefours inquiétants offrant plusieurs voies. Jean Valjean faisait halte en ce moment au plus périlleux de ces carrefours.

Il était parvenu au suprême croisement du bien et du mal. Il avait cette ténébreuse intersection sous les yeux. Cette fois encore, comme cela lui était déjà arrivé dans d'autres péripéties douloureuses, deux routes s'ouvraient devant lui; l'une tentante, l'autre effrayante. Laquelle prendre?

Celle qui effrayait était conseillée par le mystérieux doigt indicateur que nous apercevons tous chaque fois que nous fixons nos yeux sur l'ombre.

Jean Valjean avait, encore une fois, le choix entre le port terrible et l'embûche souriante.

Cela est-il donc vrai? l'âme peut guérir; le sort, non. Chose affreuse! une destinée incurable!

La question qui se présentait, la voici:

De quelle façon Jean Valjean allait-il se comporter avec le bonheur de Cosette et de Marius? Ce bonheur, c'était lui qui l'avait voulu, c'était lui qui l'avait fait; il se l'était lui-même enfoncé dans les entrailles, et à cette heure, en le considérant, il pouvait avoir l'espèce de satisfaction qu'aurait un armurier qui reconnaîtrait sa marque de fabrique sur un couteau, en se le retirant tout fumant de la poitrine.

Cosette avait Marius, Marius possédait Cosette. Ils avaient tout, même la richesse. Et c'était son œuvre. Mais ce bonheur, maintenant qu'il existait, maintenant qu'il était là, qu'allait-il en faire, lui Jean Valjean? S'imposerait-il à ce bonheur? Le traiterait-il comme lui appartenant? Sans doute Cosette était à un autre; mais lui Jean Valjean retiendrait-il de Cosette tout ce qu'il en pourrait retenir? Resterait-il l'espèce de père, entrevu, mais respecté, qu'il avait été jusqu'alors? S'introduirait-il tranquillement dans la maison de Cosette? Apporterait-il, sans dire mot, son passé à cet avenir? Se présenterait-il là comme ayant droit, et viendrait-il s'asseoir, voilé, à ce lumineux foyer? Prendrait-il, en leur souriant, les mains de ces innocents dans ses deux mains tragiques? Poserait-il sur les paisibles chenets du salon Gillenormand ses pieds qui traînaient derrière eux l'ombre infamante de la loi? Entrerait-il en participation de chances avec Cosette et Marius? Épaissirait-il l'obscurité sur son front et le nuage dans le leur? Mettrait-il en tiers avec deux félicités sa catastrophe? Continuerait-il de se taire? En un mot serait-il, près de ces deux êtres heureux, le sinistre muet de la destinée?

Il faut être habitué à la fatalité et à ses rencontres pour oser lever les yeux quand de certaines questions nous apparaissent dans leur nudité horrible. Le bien ou le mal sont derrière ce sévère point d'interrogation. Que vas-tu faire? demanda le sphinx.

Cette habitude de l'épreuve, Jean Valjean l'avait. Il regarda le sphinx fixement.

Il examina l'impitoyable problème sous toutes ses faces.

Cosette, cette existence charmante, était le radeau de ce naufragé. Que faire? S'y cramponner, ou lâcher prise?

S'il s'y cramponnait, il sortait du désastre, il remontait au soleil, il laissait ruisseler de ses vêtements et de ses cheveux l'eau amère, il était sauvé, il vivait.

Allait-il lâcher prise?

Alors, l'abîme.

Il tenait ainsi douloureusement conseil avec sa pensée. Ou, pour mieux dire, il combattait; il se ruait, furieux, au dedans de lui-même, tantôt contre sa volonté, tantôt contre sa conviction.

Ce fut un bonheur pour Jean Valjean d'avoir pu pleurer. Cela l'éclaira peut-être. Pourtant le commencement fut farouche. Une tempête, plus furieuse que celle qui autrefois l'avait poussé vers Arras, se déchaîna en lui. Le passé lui revenait en regard du présent; il comparait et il sanglotait. Une fois l'écluse des larmes ouvertes, le désespéré se tordit.

Il se sentait arrêté.

Hélas! dans ce pugilat à outrance entre notre égoïsme et notre devoir, quand nous reculons ainsi pas à pas devant notre idéal incommutable, égarés, acharnés, exaspérés de céder, disputant le terrain, espérant une fuite possible, cherchant une issue, quelle brusque et sinistre résistance derrière nous que le pied du mur!

Sentir l'ombre sacrée qui fait obstacle!

L'invisible inexorable, quelle obsession!

Donc avec la conscience on n'a jamais fini. Prends-en ton parti, Brutus; prends-en ton parti, Caton. Elle est sans fond, étant Dieu. On jette dans ce puits le travail de toute sa vie, on y jette sa fortune, on y jette sa richesse, on y jette son succès, on y jette sa liberté ou sa patrie, on y jette son bien-être, on y jette son repos, on y jette sa joie. Encore! encore! Videz le vase! penchez l'urne! Il faut finir par y jeter son cœur.

Il y a quelque part dans la brume des vieux enfers un tonneau comme cela.

N'est-on pas pardonnable de refuser enfin? Est-ce que l'inépuisable peut avoir un droit? Est-ce que les chaînes sans fin ne sont pas au-dessus de la force humaine? Qui donc blâmerait Sisyphe et Jean Valjean de dire: c'est assez!

L'obéissance de la matière est limitée par le frottement; est-ce qu'il n'y a pas une limite à l'obéissance de l'âme? Si le mouvement perpétuel est impossible, est-ce que le dévouement perpétuel est exigible?

Le premier pas n'est rien; c'est le dernier qui est difficile. Qu'était-ce que l'affaire Champmathieu à côté du mariage de Cosette et de ce qu'il entraînait? Qu'est-ce que ceci: entrer dans le bagne, à côté de ceci: entrer dans le néant?

Ô première marche à descendre, que tu es sombre! Ô seconde marche, que tu es noire!

Comment ne pas détourner la tête cette fois?

Le martyre est une sublimation, sublimation corrosive. C'est une torture qui sacre. On peut y consentir la première heure; on s'assied sur le trône de fer rouge, on met sur son front la couronne de fer rouge, on accepte le globe de fer rouge, on prend le sceptre de fer rouge, mais il reste encore à vêtir le manteau de flamme, et n'y a-t-il pas un moment où la chair misérable se révolte, et où l'on abdique le supplice?

Enfin Jean Valjean entra dans le calme de l'accablement.

Il pesa, il songea, il considéra les alternatives de la mystérieuse balance de lumière et d'ombre.

Imposer son bagne à ces deux enfants éblouissants, ou consommer lui-même son irrémédiable engloutissement. D'un côté le sacrifice de Cosette, de l'autre le sien propre.

À quelle solution s'arrêta-t-il?

Quelle détermination prit-il? Quelle fut, au dedans de lui-même, sa réponse définitive à l'incorruptible interrogatoire de la fatalité? Quelle porte se décida-t-il à ouvrir? Quel côté de sa vie prit-il le parti de fermer et de condamner? Entre tous ces escarpements insondables qui l'entouraient, quel fut son choix? Quelle extrémité accepta-t-il? Auquel de ces gouffres fit-il un signe de tête?

Sa rêverie vertigineuse dura toute la nuit.

Il resta là jusqu'au jour, dans la même attitude, ployé en deux sur ce lit, prosterné sous l'énormité du sort, écrasé peut-être, hélas! les poings crispés, les bras étendus à angle droit comme un crucifié décloué qu'on aurait jeté la face contre terre. Il demeura douze heures, les douze heures d'une longue nuit d'hiver, glacé, sans relever la tête et sans prononcer une parole. Il était immobile comme un cadavre, pendant que sa pensée se roulait à terre et s'envolait, tantôt comme l'hydre, tantôt comme l'aigle. À le voir ainsi sans mouvement on eût dit un mort; tout à coup il tressaillait convulsivement et sa bouche, collée aux vêtements de Cosette, les baisait; alors on voyait qu'il vivait.

Qui? on? puisque Jean Valjean était seul et qu'il n'y avait personne là?

Le On qui est dans les ténèbres.


English text

The old and formidable struggle, of which we have already witnessed so many phases, began once more.

Jacob struggled with the angel but one night. Alas! how many times have we beheld Jean Valjean seized bodily by his conscience, in the darkness, and struggling desperately against it!

Unheard-of conflict! At certain moments the foot slips; at other moments the ground crumbles away underfoot. How many times had that conscience, mad for the good, clasped and overthrown him! How many times had the truth set her knee inexorably upon his breast! How many times, hurled to earth by the light, had he begged for mercy! How many times had that implacable spark, lighted within him, and upon him by the Bishop, dazzled him by force when he had wished to be blind! How many times had he risen to his feet in the combat, held fast to the rock, leaning against sophism, dragged in the dust, now getting the upper hand of his conscience, again overthrown by it! How many times, after an equivoque, after the specious and treacherous reasoning of egotism, had he heard his irritated conscience cry in his ear: "A trip! you wretch!" How many times had his refractory thoughts rattled convulsively in his throat, under the evidence of duty! Resistance to God. Funereal sweats. What secret wounds which he alone felt bleed! What excoriations in his lamentable existence! How many times he had risen bleeding, bruised, broken, enlightened, despair in his heart, serenity in his soul! and, vanquished, he had felt himself the conqueror. And, after having dislocated, broken, and rent his conscience with red-hot pincers, it had said to him, as it stood over him, formidable, luminous, and tranquil: "Now, go in peace!"

But on emerging from so melancholy a conflict, what a lugubrious peace, alas!

Nevertheless, that night Jean Valjean felt that he was passing through his final combat.

A heart-rending question presented itself.

Predestinations are not all direct; they do not open out in a straight avenue before the predestined man; they have blind courts, impassable alleys, obscure turns, disturbing crossroads offering the choice of many ways. Jean Valjean had halted at that moment at the most perilous of these crossroads.

He had come to the supreme crossing of good and evil. He had that gloomy intersection beneath his eyes. On this occasion once more, as had happened to him already in other sad vicissitudes, two roads opened out before him, the one tempting, the other alarming.

Which was he to take?

He was counselled to the one which alarmed him by that mysterious index finger which we all perceive whenever we fix our eyes on the darkness.

Once more, Jean Valjean had the choice between the terrible port and the smiling ambush.

Is it then true? the soul may recover; but not fate. Frightful thing! an incurable destiny!

This is the problem which presented itself to him:

In what manner was Jean Valjean to behave in relation to the happiness of Cosette and Marius? It was he who had willed that happiness, it was he who had brought it about; he had, himself, buried it in his entrails, and at that moment, when he reflected on it, he was able to enjoy the sort of satisfaction which an armorer would experience on recognizing his factory mark on a knife, on withdrawing it, all smoking, from his own breast.

Cosette had Marius, Marius possessed Cosette. They had everything, even riches. And this was his doing.

But what was he, Jean Valjean, to do with this happiness, now that it existed, now that it was there? Should he force himself on this happiness? Should he treat it as belonging to him? No doubt, Cosette did belong to another; but should he, Jean Valjean, retain of Cosette all that he could retain? Should he remain the sort of father, half seen but respected, which he had hitherto been? Should he, without saying a word, bring his past to that future? Should he present himself there, as though he had a right, and should he seat himself, veiled, at that luminous fireside? Should he take those innocent hands into his tragic hands, with a smile? Should he place upon the peaceful fender of the Gillenormand drawing-room those feet of his, which dragged behind them the disgraceful shadow of the law? Should he enter into participation in the fair fortunes of Cosette and Marius? Should he render the obscurity on his brow and the cloud upon theirs still more dense? Should he place his catastrophe as a third associate in their felicity? Should he continue to hold his peace? In a word, should he be the sinister mute of destiny beside these two happy beings?

We must have become habituated to fatality and to encounters with it, in order to have the daring to raise our eyes when certain questions appear to us in all their horrible nakedness. Good or evil stands behind this severe interrogation point. What are you going to do? demands the sphinx.

This habit of trial Jean Valjean possessed. He gazed intently at the sphinx.

He examined the pitiless problem under all its aspects.

Cosette, that charming existence, was the raft of this shipwreck. What was he to do? To cling fast to it, or to let go his hold?

If he clung to it, he should emerge from disaster, he should ascend again into the sunlight, he should let the bitter water drip from his garments and his hair, he was saved, he should live.

And if he let go his hold?

Then the abyss.

Thus he took sad council with his thoughts. Or, to speak more correctly, he fought; he kicked furiously internally, now against his will, now against his conviction.

Happily for Jean Valjean that he had been able to weep. That relieved him, possibly. But the beginning was savage. A tempest, more furious than the one which had formerly driven him to Arras, broke loose within him. The past surged up before him facing the present; he compared them and sobbed. The silence of tears once opened, the despairing man writhed. He felt that he had been stopped short.

Alas! in this fight to the death between our egotism and our duty, when we thus retreat step by step before our immutable ideal, bewildered, furious, exasperated at having to yield, disputing the ground, hoping for a possible flight, seeking an escape, what an abrupt and sinister resistance does the foot of the wall offer in our rear! To feel the sacred shadow which forms an obstacle!

The invisible inexorable, what an obsession!

Then, one is never done with conscience. Make your choice, Brutus; make your choice, Cato. It is fathomless, since it is God. One flings into that well the labor of one's whole life, one flings in one's fortune, one flings in one's riches, one flings in one's success, one flings in one's liberty or fatherland, one flings in one's well-being, one flings in one's repose, one flings in one's joy! More! more! more! Empty the vase! tip the urn! One must finish by flinging in one's heart. Somewhere in the fog of the ancient hells, there is a tun like that.

Is not one pardonable, if one at last refuses! Can the inexhaustible have any right? Are not chains which are endless above human strength? Who would blame Sisyphus and Jean Valjean for saying: "It is enough!"

The obedience of matter is limited by friction; is there no limit to the obedience of the soul? If perpetual motion is impossible, can perpetual self-sacrifice be exacted?

The first step is nothing, it is the last which is difficult. What was the Champmathieu affair in comparison with Cosette's marriage and of that which it entailed? What is a re-entrance into the galleys, compared to entrance into the void? Oh, first step that must be descended, how sombre art thou! Oh, second step, how black art thou!

How could he refrain from turning aside his head this time?

Martyrdom is sublimation, corrosive sublimation. It is a torture which consecrates. One can consent to it for the first hour; one seats oneself on the throne of glowing iron, one places on one's head the crown of hot iron, one accepts the globe of red hot iron, one takes the sceptre of red hot iron, but the mantle of flame still remains to be donned, and comes there not a moment when the miserable flesh revolts and when one abdicates from suffering?

At length, Jean Valjean entered into the peace of exhaustion.

He weighed, he reflected, he considered the alternatives, the mysterious balance of light and darkness. Should he impose his galleys on those two dazzling children, or should he consummate his irremediable engulfment by himself? On one side lay the sacrifice of Cosette, on the other that of himself.

At what solution should he arrive? What decision did he come to?

What resolution did he take? What was his own inward definitive response to the unbribable interrogatory of fatality? What door did he decide to open? Which side of his life did he resolve upon closing and condemning? Among all the unfathomable precipices which surrounded him, which was his choice? What extremity did he accept? To which of the gulfs did he nod his head? His dizzy revery lasted all night long.

He remained there until daylight, in the same attitude, bent double over that bed, prostrate beneath the enormity of fate, crushed, perchance, alas! with clenched fists, with arms outspread at right angles, like a man crucified who has been un-nailed, and flung face down on the earth. There he remained for twelve hours, the twelve long hours of a long winter's night, ice-cold, without once raising his head, and without uttering a word. He was as motionless as a corpse, while his thoughts wallowed on the earth and soared, now like the hydra, now like the eagle. Any one to behold him thus motionless would have pronounced him dead; all at once he shuddered convulsively, and his mouth, glued to Cosette's garments, kissed them; then it could be seen that he was alive.

Who could see? Since Jean Valjean was alone, and there was no one there.

The One who is in the shadows.

Translation notes

Textual notes

Immortal liver

In allusion to the story of Prometheus. [1]

Citations

  1. Hugo, Victor. Les Misérables. Complete in Five Volumes. Trans. Isabel F Hapgood. Project Gutenberg eBook, 2008.