Difference between revisions of "Volume 3/Book 4/Chapter 6"

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(Livre cinquième—Excellence du malheur)
(Chapitre I)
 
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== Chapitre I ==
 
 
=== Marius indigent ===
 
 
La vie devint sévère pour Marius. Manger ses habits et sa montre, ce
 
n'était rien. Il mangea de cette chose inexprimable qu'on appelle ''de la
 
vache enragée''. Chose horrible, qui contient les jours sans pain, les
 
nuits sans sommeil, les soirs sans chandelle, l'âtre sans feu, les
 
semaines sans travail, l'avenir sans espérance, l'habit percé au coude,
 
le vieux chapeau qui fait rire les jeunes filles, la porte qu'on trouve
 
fermée le soir parce qu'on ne paye pas son loyer, l'insolence du portier
 
et du gargotier, les ricanements des voisins, les humiliations, la
 
dignité refoulée, les besognes quelconques acceptées, les dégoûts,
 
l'amertume, l'accablement. Marius apprit comment on dévore tout cela, et
 
comment ce sont souvent les seules choses qu'on ait à dévorer. À ce
 
moment de l'existence où l'homme a besoin d'orgueil parce qu'il a besoin
 
d'amour, il se sentit moqué parce qu'il était mal vêtu, et ridicule
 
parce qu'il était pauvre. À l'âge où la jeunesse vous gonfle le cœur
 
d'une fierté impériale, il abaissa plus d'une fois ses yeux sur ses
 
bottes trouées, et il connut les hontes injustes et les rougeurs
 
poignantes de la misère. Admirable et terrible épreuve dont les faibles
 
sortent infâmes, dont les forts sortent sublimes. Creuset où la destinée
 
jette un homme, toutes les fois qu'elle veut avoir un gredin ou un
 
demi-dieu.
 
 
 
Car il se fait beaucoup de grandes actions dans les petites luttes. Il y
 
a des bravoures opiniâtres et ignorées qui se défendent pied à pied dans
 
l'ombre contre l'envahissement fatal des nécessités et des turpitudes.
 
Nobles et mystérieux triomphes qu'aucun regard ne voit, qu'aucune
 
renommée ne paye, qu'aucune fanfare ne salue. La vie, le malheur,
 
l'isolement, l'abandon, la pauvreté, sont des champs de bataille qui ont
 
leurs héros; héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres.
 
 
 
De fermes et rares natures sont ainsi créées; la misère, presque
 
toujours marâtre, est quelquefois mère; le dénûment enfante la
 
puissance d'âme et d'esprit; la détresse est nourrice de la fierté; le
 
malheur est un bon lait pour les magnanimes.
 
 
 
Il y eut un moment dans la vie de Marius où il balayait son palier, où
 
il achetait un sou de fromage de Brie chez la fruitière, où il attendait
 
que la brune tombât pour s'introduire chez le boulanger, et y acheter un
 
pain qu'il emportait furtivement dans son grenier, comme s'il l'eût
 
volé. Quelquefois on voyait se glisser dans la boucherie du coin, au
 
milieu des cuisinières goguenardes qui le coudoyaient, un jeune homme
 
gauche portant des livres sous son bras, qui avait l'air timide et
 
furieux, qui en entrant ôtait son chapeau de son front où perlait la
 
sueur, faisait un profond salut à la bouchère étonnée, un autre salut au
 
garçon boucher, demandait une côtelette de mouton, la payait six ou sept
 
sous, l'enveloppait de papier, la mettait sous son bras entre deux
 
livres, et s'en allait. C'était Marius. Avec cette côtelette, qu'il
 
faisait cuire lui-même, il vivait trois jours.
 
 
 
Le premier jour il mangeait la viande, le second jour il mangeait la
 
graisse, le troisième jour il rongeait l'os.
 
 
 
À plusieurs reprises la tante Gillenormand fit des tentatives, et lui
 
adressa les soixante pistoles. Marius les renvoya constamment, en disant
 
qu'il n'avait besoin de rien.
 
 
 
Il était encore en deuil de son père quand la révolution que nous avons
 
racontée s'était faite en lui. Depuis lors, il n'avait plus quitté les
 
vêtements noirs. Cependant ses vêtements le quittèrent. Un jour vint où
 
il n'eut plus d'habit. Le pantalon allait encore. Que faire? Courfeyrac,
 
auquel il avait de son côté rendu quelques bons offices, lui donna un
 
vieil habit. Pour trente sous, Marius le fit retourner par un portier
 
quelconque, et ce fut un habit neuf. Mais cet habit était vert. Alors
 
Marius ne sortit plus qu'après la chute du jour. Cela faisait que son
 
habit était noir. Voulant toujours être en deuil, il se vêtissait de la
 
nuit.
 
 
 
À travers tout cela, il se fit recevoir avocat. Il était censé habiter
 
la chambre de Courfeyrac, qui était décente et où un certain nombre de
 
bouquins de droit soutenus et complétés par des volumes de romans
 
dépareillés figuraient la bibliothèque voulue par les règlements. Il se
 
faisait adresser ses lettres chez Courfeyrac.
 
 
 
Quand Marius fut avocat, il en informa son grand-père par une lettre
 
froide, mais pleine de soumission et de respect. M. Gillenormand prit la
 
lettre avec un tremblement, la lut, et la jeta, déchirée en quatre, au
 
panier. Deux ou trois jours après, mademoiselle Gillenormand entendit
 
son père qui était seul dans sa chambre et qui parlait tout haut. Cela
 
lui arrivait chaque fois qu'il était très agité. Elle prêta l'oreille;
 
le vieillard disait:—Si tu n'étais pas un imbécile, tu saurais qu'on
 
ne peut pas être à la fois baron et avocat.
 
 
 
   
 
   
 
==English text==
 
==English text==

Latest revision as of 16:59, 3 March 2014

Les Misérables, Volume 3: Marius, Book Fourth: The Friends of the ABC, Chapter 6: Res Angusta
(Tome 3: Marius, Livre quatrième: Les amis de l'ABC, Chapitre 6: Res Angusta)

General notes on this chapter[edit]

French text[edit]

Cette soirée laissa à Marius un ébranlement profond, et une obscurité triste dans l'âme. Il éprouva ce qu'éprouve peut-être la terre au moment où on l'ouvre avec le fer pour y déposer le grain de blé; elle ne sent que la blessure; le tressaillement du germe et la joie du fruit n'arrivent que plus tard.


Marius fut sombre. Il venait à peine de se faire une foi; fallait-il donc déjà la rejeter? il s'affirma à lui-même que non. Il se déclara qu'il ne voulait pas douter, et il commença à douter malgré lui. Être entre deux religions, l'une dont on n'est pas encore sorti, l'autre où l'on n'est pas encore entré, cela est insupportable; et ces crépuscules ne plaisent qu'aux âmes chauves-souris. Marius était une prunelle franche, et il lui fallait de la vraie lumière. Les demi-jours du doute lui faisaient mal. Quel que fût son désir de rester où il était et de s'en tenir là, il était invinciblement contraint de continuer, d'avancer, d'examiner, de penser, de marcher plus loin. Où cela allait-il le conduire? il craignait, après avoir fait tant de pas qui l'avaient rapproché de son père, de faire maintenant des pas qui l'en éloigneraient. Son malaise croissait de toutes les réflexions qui lui venaient. L'escarpement se dessinait autour de lui. Il n'était d'accord ni avec son grand-père, ni avec ses amis; téméraire pour l'un, arriéré pour les autres; et il se reconnut doublement isolé, du côté de la vieillesse, et du côté de la jeunesse. Il cessa d'aller au café Musain.


Dans ce trouble où était sa conscience, il ne songeait plus guère à de certains côtés sérieux de l'existence. Les réalités de la vie ne se laissent pas oublier. Elles vinrent brusquement lui donner leur coup de coude.


Un matin, le maître de l'hôtel entra dans la chambre de Marius et lui dit:


—Monsieur Courfeyrac a répondu pour vous.


—Oui.


—Mais il me faudrait de l'argent.


—Priez Courfeyrac de venir me parler, dit Marius.


Courfeyrac venu, l'hôte les quitta. Marius lui conta ce qu'il n'avait pas songé à lui dire encore, qu'il était comme seul au monde et n'ayant pas de parents.


—Qu'allez-vous devenir? dit Courfeyrac.


—Je n'en sais rien, répondit Marius.


—Qu'allez-vous faire?


—Je n'en sais rien.


—Avez-vous de l'argent?


—Quinze francs.


—Voulez-vous que je vous en prête?


—Jamais.


—Avez-vous des habits?


—Voilà.


—Avez-vous des bijoux?


—Une montre.


—D'argent?


—D'or. La voici.


—Je sais un marchand d'habits qui vous prendra votre redingote et un pantalon.


—C'est bien.


—Vous n'aurez plus qu'un pantalon, un gilet, un chapeau et un habit.


—Et mes bottes.


—Quoi! vous n'irez pas pieds nus? quelle opulence!


—Ce sera assez.


—Je sais un horloger qui vous achètera votre montre.


—C'est bon.


—Non, ce n'est pas bon. Que ferez-vous après?


—Tout ce qu'il faudra. Tout l'honnête du moins.


—Savez-vous l'anglais?


—Non.


—Savez-vous l'allemand?


—Non.


—Tant pis.


—Pourquoi?


—C'est qu'un de mes amis, libraire, fait une façon d'encyclopédie pour laquelle vous auriez pu traduire des articles allemands ou anglais. C'est mal payé, mais on vit.


—J'apprendrai l'anglais et l'allemand.


—Et en attendant?


—En attendant je mangerai mes habits et ma montre.


On fit venir le marchand d'habits. Il acheta la défroque vingt francs. On alla chez l'horloger. Il acheta la montre quarante-cinq francs.


—Ce n'est pas mal, disait Marius à Courfeyrac en rentrant à l'hôtel, avec mes quinze francs, cela fait quatre-vingts francs.


—Et la note de l'hôtel? observa Courfeyrac.


—Tiens, j'oubliais, dit Marius.


L'hôte présenta sa note qu'il fallut payer sur-le-champ. Elle se montait à soixante-dix francs.


—Il me reste dix francs, dit Marius.


—Diable, fit Courfeyrac, vous mangerez cinq francs pendant que vous apprendrez l'anglais, et cinq francs pendant que vous apprendrez l'allemand. Ce sera avaler une langue bien vite ou une pièce de cent sous bien lentement.


Cependant la tante Gillenormand, assez bonne personne au fond dans les occasions tristes, avait fini par déterrer le logis de Marius. Un matin, comme Marius revenait de l'école, il trouva une lettre de sa tante et les soixante pistoles, c'est-à-dire six cents francs en or dans une boîte cachetée.


Marius renvoya les trente louis à sa tante avec une lettre respectueuse où il déclarait avoir des moyens d'existence et pouvoir suffire désormais à tous ses besoins. En ce moment-là il lui restait trois francs.


La tante n'informa point le grand-père de ce refus de peur d'achever de l'exaspérer. D'ailleurs n'avait-il pas dit: Qu'on ne me parle jamais de ce buveur de sang!


Marius sortit de l'hôtel de la porte Saint-Jacques, ne voulant pas s'y endetter.



English text[edit]

That evening left Marius profoundly shaken, and with a melancholy shadow in his soul. He felt what the earth may possibly feel, at the moment when it is torn open with the iron, in order that grain may be deposited within it; it feels only the wound; the quiver of the germ and the joy of the fruit only arrive later.


Marius was gloomy. He had but just acquired a faith; must he then reject it already? He affirmed to himself that he would not. He declared to himself that he would not doubt, and he began to doubt in spite of himself. To stand between two religions, from one of which you have not as yet emerged, and another into which you have not yet entered, is intolerable; and twilight is pleasing only to bat-like souls. Marius was clear-eyed, and he required the true light. The half-lights of doubt pained him. Whatever may have been his desire to remain where he was, he could not halt there, he was irresistibly constrained to continue, to advance, to examine, to think, to march further. Whither would this lead him? He feared, after having taken so many steps which had brought him nearer to his father, to now take a step which should estrange him from that father. His discomfort was augmented by all the reflections which occurred to him. An escarpment rose around him. He was in accord neither with his grandfather nor with his friends; daring in the eyes of the one, he was behind the times in the eyes of the others, and he recognized the fact that he was doubly isolated, on the side of age and on the side of youth. He ceased to go to the Cafe Musain.


In the troubled state of his conscience, he no longer thought of certain serious sides of existence. The realities of life do not allow themselves to be forgotten. They soon elbowed him abruptly.


One morning, the proprietor of the hotel entered Marius' room and said to him:—


"Monsieur Courfeyrac answered for you."


"Yes."


"But I must have my money."


"Request Courfeyrac to come and talk with me," said Marius.


Courfeyrac having made his appearance, the host left them. Marius then told him what it had not before occurred to him to relate, that he was the same as alone in the world, and had no relatives.


"What is to become of you?" said Courfeyrac.


"I do not know in the least," replied Marius.


"What are you going to do?"


"I do not know."


"Have you any money?"


"Fifteen francs."


"Do you want me to lend you some?"


"Never."


"Have you clothes?"


"Here is what I have."


"Have you trinkets?"


"A watch."


"Silver?"


"Gold; here it is."


"I know a clothes-dealer who will take your frock-coat and a pair of trousers."


"That is good."


"You will then have only a pair of trousers, a waistcoat, a hat and a coat."


"And my boots."


"What! you will not go barefoot? What opulence!"


"That will be enough."


"I know a watchmaker who will buy your watch."


"That is good."


"No; it is not good. What will you do after that?"


"Whatever is necessary. Anything honest, that is to say."


"Do you know English?"


"No."


"Do you know German?"


"No."


"So much the worse."


"Why?"


"Because one of my friends, a publisher, is getting up a sort of an encyclopaedia, for which you might have translated English or German articles. It is badly paid work, but one can live by it."


"I will learn English and German."


"And in the meanwhile?"


"In the meanwhile I will live on my clothes and my watch."


The clothes-dealer was sent for. He paid twenty francs for the cast-off garments. They went to the watchmaker's. He bought the watch for forty-five francs.


"That is not bad," said Marius to Courfeyrac, on their return to the hotel, "with my fifteen francs, that makes eighty."


"And the hotel bill?" observed Courfeyrac.


"Hello, I had forgotten that," said Marius.


The landlord presented his bill, which had to be paid on the spot. It amounted to seventy francs.


"I have ten francs left," said Marius.


"The deuce," exclaimed Courfeyrac, "you will eat up five francs while you are learning English, and five while learning German. That will be swallowing a tongue very fast, or a hundred sous very slowly."


In the meantime Aunt Gillenormand, a rather good-hearted person at bottom in difficulties, had finally hunted up Marius' abode.


One morning, on his return from the law-school, Marius found a letter from his aunt, and the sixty pistoles, that is to say, six hundred francs in gold, in a sealed box.


Marius sent back the thirty louis to his aunt, with a respectful letter, in which he stated that he had sufficient means of subsistence and that he should be able thenceforth to supply all his needs. At that moment, he had three francs left.


His aunt did not inform his grandfather of this refusal for fear of exasperating him. Besides, had he not said: "Let me never hear the name of that blood-drinker again!"


Marius left the hotel de la Porte Saint-Jacques, as he did not wish to run in debt there.


Translation notes[edit]

Textual notes[edit]

Citations[edit]